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qui s’y rattachent, le romancero de ce Ferran Gonzalès que les Mores appelaient le vautour carnassier (el buytre carnicero), celui de Bernard de Carpio, celui des infans de Lara, celui de Charlemagne et de ses pairs, ne sont pas les seuls monumens épiques et lyriques du génie espagnol au moyen âge; l’église eut aussi son romancero épique dans les mystiques poèmes du moine Gonzalo Berceo. Quelle ferveur enthousiaste ! quelle piété tendre et exaltée! La Vie de san Domingo (ou saint Dominique) de Solis, la Vie de saint Millan, les Douleurs de Notre-Dame, les Signes du Jugement dernier, le Sacrifice de la Messe, le Martyre de saint Laurent et la Vie de sainte Oria, composent tout un cycle d’une douceur et d’une suavité exquise. Aucune autre littérature, avant la Divine Comédie, n’avait si bien chanté ce qu’on pourrait appeler dans le langage des mystiques les premières délectations de l’âme religieuse. Ce christianisme espagnol, qui plus tard, dans son opposition au protestantisme et sous l’influence de l’inquisition, prendra trop souvent chez Calderon les allures d’une dévotion farouche, on le voit s’épanouir ici avec toute la naïveté de l’enfance. Le froid Bouterweck n’y avait vu que des vers alignés, Sismondi en signalait avec dédain la couleur monacale, et M. Ticknor lui-même, malgré ses ardentes prédilections pour le passé littéraire de l’Espagne, est souvent bien sévère pour le poète de san Domingo; éclairé par une sympathie plus intelligente, M. Clarus a découvert dans ces peintures enfantines bien des trésors d’inspiration. La pensée chevaleresque a produit aussi au XIIIe siècle la curieuse chanson de geste d’Alexandre le Grand (Poema de Alejandro Magno), de Juan Lorenzo Segura, étudiée par M. Clarus avec une rare intelligence de la poésie du moyen âge; mais bientôt ces essais d’épopée historique, religieuse ou chevaleresque sont comme arrêtés subitement par un esprit nouveau qui se lève, et tandis que les romances continuent de fournir à l’imagination du peuple une série de petits drames admirablement expressifs, le vieux génie épique disparaît, laissant son œuvre interrompue. L’esprit qui le remplace est un esprit net, sensé, tourné surtout vers l’étude et la peinture des choses réelles. C’est le moment où la prose castillane est créée du premier coup par Alphonse le Savant. Grave et digne avec l’auteur de la Cronica general et des Siete partidas, cet esprit nouveau est satirique et hardi avec le joyeux archiprêtre de Hita; puis il prend plaisir à enseigner, il aime les exemples, les moralités, l’art de bien penser et de bien vivre, et voici naître l’inspiration didactique presque au lendemain de l’épopée primitive. Remarquez toutefois que cette inspiration didactique conserve encore la naïveté du moyen âge; on ne trouve pas ici le pédantisme et la sensualité grossière du Roman de la Rose. Quand les sentimens dont je parle auront rencontré l’expression qui leur convient, ce seront des œuvres d’un charme très original et auxquelles on ne pourra rien opposer dans les littératures contemporaines, ce sera un piquant mélange de l’enthousiasme chevaleresque et du bon sens pratique, ce sera ce Comte Lucanor, qui, grâce à une traduction récente, a sa place parmi les travaux dont nous voulons nous occuper ici.

Qu’est-ce que le Comte Lucanor ? Une sorte de bréviaire des honnêtes gens écrit par un prince du XIVe siècle. L’auteur du Comte Lucanor est l’infant don Juan Manuel, neveu d’Alphonse le Savant et petit-fils de Ferdinand le