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âge, inconnue surtout à la féodalité guerrière des premiers temps. C’est avec les agrandissemens successifs de la royauté que l’esprit national se forme; c’est la royauté, en Espagne comme en France, qui crée la conscience de la patrie. Cette grande inspiration assurément ne manque pas à notre saint Louis, elle ne manque pas non plus en Espagne à des hommes tels qu’Alphonse VI et Ferdinand III, mais n’en cherchez pas la trace chez les ducs et les barons de la société féodale. Ne demandez pas non plus au Cid de la réalité ces sentimens de chevalerie et de patriotisme qui ne sont nés que longtemps après lui. Le Cid avait les idées et les vertus de son temps, les vertus guerrières surtout, un mélange de ruse et d’audace, de prudence et d’intrépidité très nettement signalé par l’historien arabe. Il était le plus puissant chef du XIe siècle; aucun nom ne rappelait plus de vigoureux coups de main, d’entreprises extraordinaires et d’éclatantes victoires. C’est par là qu’il frappa l’imagination populaire. Qu’importe qu’il eût fait peut-être autant de mal aux chrétiens qu’aux Arabes, qu’il eût ravagé les terres des Espagnols et violé leurs églises autant de fois qu’il avait pillé les villes musulmanes et livré les fils du prophète à la dent des dogues affamés ? On ne voyait qu’une chose : le chef aux grandes expéditions et aux grands coups d’estoc et de taille. Les sentimens publics s’anoblirent ensuite de siècle en siècle; la conscience nationale s’éveilla, la lutte des Espagnols contre les Mores devint une croisade patriotique et religieuse. Il fallut alors un symbole, un type idéal, un héros et un saint en qui se personnifiât tout un peuple. Qui devait-on choisir ? Celui qui remplissait déjà les imaginations, le Cid Campeador. Rodrigue de Bivar sera le héros des grandes luttes nationales, c’est lui qui pendant plus de trois siècles, du XIIIe au XVIe embelli, purifié, transfiguré par la pieuse illusion des chanteurs qui attribuent au héros imaginaire le progrès même des mœurs et des esprits, va devenir le plus noble type de l’amour, de l’honneur, de la chevalerie, de la religion et du patriotisme.

Il n’y a plus de doute possible sur tous ces points après les complètes dissertations de M. Dozy. Il est à regretter seulement que le tact littéraire et le sentiment poétique n’égalent pas chez l’orientaliste hollandais la vaillante ardeur de la science. Les précieux résultats historiques de son ouvrage sont noyés dans l’exposition la plus confuse. L’érudition de M. Dozy est très étendue, très-sûre, très minutieuse; on voit qu’il a fait d’immenses lectures; il peut citer des argumens sans nombre à l’appui de chaque idée qu’il émet, et comme il ne veut se priver d’aucun de ses avantages, incapable de choisir entre tant de richesses qui ont la même valeur à ses yeux, incapable de sacrifier une citation ou un exemple, il interrompt à chaque pas le développement de ses idées pour disserter sans fin sur les détails. Ce sont ainsi à tout instant, à tout propos, des dissertations dans une dissertation et des parenthèses dans une parenthèse. Si c’était là le seul défaut du long travail de M. Dozy, on devrait pardonner à l’artiste en faveur du savant; mais un défaut bien plus grave, un défaut qui rendrait ridicules, en vérité, les ménagemens d’une critique sincère, c’est à la fois le caractère prétentieux de l’écrivain et l’intraitable orgueil de l’érudit. Espérons que l’exemple de M. Dozy ne trouvera pas d’imitateurs : les pédant de la renaissance grecque et latine