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Cid. Le Cid avait servi d’abord certains princes arabes contre d’autres princes de même race; c’était l’époque des rivalités intestines entre les Mores d’Espagne. « Quand Ahmed-lbn-Iousof-Ibn-Houd, raconte le chroniqueur arabe, s’aperçut que les soldats de l’émir des musulmans sortaient de chaque défilé, et que, placés sur tous les beffrois, ils épiaient ses frontières, il hala un certain chien galicien appelé Rodrigue, et surnommé le Campeador... Auparavant, ç’avaient été les Benou-Houd qui l’avaient fait sortir de son obscurité, ils s’étaient servis de son appui pour exercer leurs violences excessives, pour exécuter leurs vils et méprisables projets; ils lui avaient livré différentes provinces de la Péninsule.... Aussi sa puissance était devenue très grande, et semblable à un vautour, il avait pillé toutes les provinces de l’Espagne. »

Au milieu des imprécations dont le chroniqueur arabe accable le chien galicien, il y a place pour de magnifiques éloges. Il est vrai que ces éloges ont trait à l’époque où le Cid Campeador, engagé au service des émirs musulmans, battait les barbares, comme les appelle Ibn-Bassam, c’est-à-dire les princes chrétiens, les comtes de Barcelone et les rois d’Aragon. Écoutez encore Ibn-Bassam : « Cet homme, le fléau de son temps, était par son amour pour la gloire, par la prudente fermeté de son caractère et par son courage héroïque, un des miracles du Seigneur. Peu de temps après, il mourut à Valence d’une mort naturelle. La victoire suivait toujours la bannière de Rodrigue (que Dieu le maudisse!); il triompha des princes barbares; à différentes reprises il combattit leurs chefs, tels que Garcia, surnommé par dérision la Bouche-Tortue, le comte de Barcelone et le fils de Ramire : alors il mit en fuite leurs armées, et tua avec son petit nombre de guerriers leurs nombreux soldats. On étudiait, dit-on, les livres en sa présence, et on lui lisait les gestes des Arabes; et quand il en fut arrivé aux faits et gestes d’Al-Mohallab, il fut ravi en extase, et se montra rempli d’admiration pour ce héros. »

Voilà donc un texte d’une singulière clarté qui confirme de point en point tout ce qui avait paru absurde ou calomnieux, soit dans la chronique d’Alphonse le Savant, soit dans le manuscrit mis au jour par Risco. Dira-t-on qu’il faut se défier des ressentimens des Arabes ? Y a-t-il ici seulement de ces cris de colère qui, sortant de la bouche de l’ennemi vaincu, sont un titre de plus pour le vainqueur ? S’agit-il des imprécations qui attestent l’épouvante et la rage de ceux qu’a dispersés le vautour ? Non, certes; ce n’est pas contre les malédictions d’Ibn-Bassam, c’est contre ses éloges qu’il faudrait pouvoir défendre la mémoire de Rodrigue. Dans le récit de l’historien musulman, comme dans l’Historia Roderici, le Cid avait d’abord été un vaillant condottiere au service des Benou-Houd, les rois arabes de Saragosse : l’Historia Roderici ajoute que Rodrigue a battu souvent les princes chrétiens; Ibn-Bassam rappelle ces victoires en termes enthousiastes, et il s’arrête au milieu de ses imprécations pour glorifier la prudence, la fermeté, le courage héroïque de celui qu’il appelle un des miracles du Seigneur !

Toute cette discussion est la partie capitale des Recherches de M. Dozy, et ce point semble désormais acquis à l’histoire. On se fait trop souvent de fausses idées du moyen âge; rétablissons nettement la vérité. Ce que la moralité moderne condamnerait dans la conduite du Cid était jugé tout autrement par ses contemporains. Le patriotisme était une vertu inconnue au moyen