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et de précision les bizarreries de la scène espagnole. En Angleterre, lord Holland a publié, il y a plus de trente ans déjà, une vie de Lope de Vega à laquelle il a ajouté plus tard la biographie de Guillen de Castro avec la traduction de plusieurs drames. Ces travaux toutefois n’y ont pas été poursuivis comme en France et en Allemagne. Le pays de Shakspeare semblait naturellement appelé à étudier le théâtre de Calderon et de Lope ; c’est le pays de Corneille et celui de Schiller qui ont le mieux satisfait à cette tâche. N’oublions pas l’Espagne elle-même, qui, depuis le réveil littéraire des vingt dernières années, depuis le brillant essor dramatique du duc de Rivas et de M. Gil y Zarate, a produit, nous le verrons, tout un vaillant groupe de critiques et vengé d’un injurieux dédain son théâtre national. Ce théâtre des XVIe et XVIIe siècles se rattache par mille côtés au roman; il tient aussi, dans Calderon surtout, à la littérature religieuse. Littérature religieuse et littérature romanesque, nous rencontrons sur notre chemin ces deux produits si originaux de l’esprit espagnol : ici les hymnes de Luis de Léon ont exercé l’habileté de deux poètes allemands; là le Don Quichotte d’Avellaneda, traduit pour la première fois en français, nous fournit d’intéressans problèmes. En un mot, c’est toute l’histoire littéraire du pays de Cervantes qui est tracée de tous les côtés à la fois avec un redoublement d’ardeur et d’enthousiasme.

Tel est ce remarquable et savant concours sur les destinées intellectuelles de l’Espagne. Si l’Allemagne y occupe le premier rang par le nombre des publications et l’importance des découvertes, la France, par le goût, par l’intelligence vive et pénétrante, par l’érudition ingénieuse et philosophique, lui dispute la prééminence : nobles luttes qui ont eu déjà pour effet de réveiller le patriotisme littéraire en Espagne et de produire des érudits tels que don Agustin Duran ; féconde émulation de sympathies qui raniment un passé glorieux et adressent au présent de magnifiques appels! Du Cid Campeador aux héros de Lope de Vega, des hymnes de Gonzalo Berceo aux autos de Calderon, toute cette vive littérature romantique, étudiée aujourd’hui avec plus d’amour et de profondeur, nous révèle ses rapports avec les destinées mêmes du peuple qui l’a produite. L’Espagne du moyen âge s’éclaire en quelque sorte d’une lumière nouvelle, et l’exploration de ce riche domaine est une des tentatives qui font le plus d’honneur à la science littéraire de notre âge.


I.

Le plus ancien et le plus beau de nos vieux poèmes français est consacré à la gloire d’un héros qui, après être devenu pendant tout le moyen âge le centre d’une littérature épique, a fini par se transformer d’une façon singulièrement fantasque dans les strophes de Boiardo et de l’Arioste. Le plus ancien monument de la poésie castillane est aussi une chanson de geste; mais la grande figure qui en est l’âme, bien loin de s’altérer avec le temps sous l’élégante ironie des poètes artistes, a été se débarrassant toujours de sa rudesse première pour offrir peu à peu la plus parfaite image de l’amour et de la loyauté, du patriotisme et de la chevalerie. Aucun des poètes qui ont chanté Roland au moyen âge n’a égalé l’austère majesté de Théroulde; au contraire, tous les poètes qui ont glorifié don Rodrigue de Bivar, les