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maisons et des cultures. Des familles entières habitent ces fermes flottantes qui tantôt demeurent à l’ancre, mollement bercées par les eaux, tantôt déplient leurs immenses voiles et se promènent lentement sur le lac. Tous les grands lacs du Céleste-Empire sont, à ce qu’il paraît, émaillés de ces corbeilles de fleurs et de verdure, charmantes métairies qui naviguent avec leurs colons et leurs récoltes. Pourquoi faut-il que ces îlots gracieux, dont l’assemblage mouvant offre à l’œil un tableau si pittoresque, n’éveillent dans l’esprit que les sombres pensées de la misère ? Ce n’est point de gaieté de cœur ni par originalité que les Chinois, forçant la nature, se livrent en quelque sorte à la culture des lacs, et s’avisent d’élire domicile au milieu de l’eau. S’ils quittent la terre ferme, c’est que celle-ci ne peut les nourrir. Pour une population aussi nombreuse, le sol est insuffisant, et il rejette sur les rivières et sur les lacs le trop-plein qui l’encombre. De là cette émigration des classes déshéritées, cet exil ingénieux dans les bateaux et dans les îles flottantes : explication malheureusement trop simple d’un fait que les touristes admirent comme un décor de paysage, et qui n’est en réalité qu’un expédient imaginé contre l’excessive misère du peuple.

Après avoir traversé le lac Ping-hou, les missionnaires se rendirent à la ville de Han-yang, où ils s’embarquèrent de nouveau pour traverser le Yang-tse-kiang et gagner, sur l’autre rive, la capitale de la province du Hou-pé. La jonque qui les portait, poussée par un vent favorable, mit près d’une heure à atteindre le mouillage d’Ou-tchang-fou. — Que sont nos petites rivières d’Europe auprès de ce large et puissant fleuve, le fils de l’Océan ! À plus de deux cents lieues de son embouchure, le Yang-tse-kiang est presque un bras de mer, et de loin ses rivages se perdent dans les brouillards de l’horizon. Admirable instrument de richesse que la nature a donné au Céleste-Empire ! Un jour viendra, et peut-être ce jour est proche, où les lourdes jonques se transformeront en légers steamers, où la vapeur remplacera les voiles de rotin, qui attendent souvent la brise dans les plis de leur éventail. Dieu sait combien de forces endormies se réveilleront alors au souffle du génie occidental ! Ce fleuve si grand, la vapeur le rendra plus grand encore par l’emploi qu’elle fera de ses eaux. Je ne puis m’empêcher de courir ainsi vers l’avenir, quand je suis des regards et que j’accompagne de mes vœux nos missionnaires ballottés sur leur jonque, surpris au milieu du fleuve par une bourrasque et voguant non sans péril vers Ou-tchang-fou. Ils abordent cependant, et nous pouvons enfin nous reposer quelque temps avec eux dans la capitale du Hou-pé.