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missionnaires, qui réclament avec acharnement et dans toutes les langues, en chinois par-ci, en mogol par-là, leur droit au koung-kouan, qui malmènent leurs guides, dont ils ne sont, à vrai dire, que les prisonniers, qui traitent de haut en bas les mandarins grands et petits, civils et militaires, dans les villes de première classe comme dans les moindres bourgs, qui enfoncent les portes et casseraient les vitres, s’il y en avait; d’un autre côté, les mandarins tout ébahis d’abord à la vue de ces voyageurs d’espèce inconnue; puis, quand il faut débourser, rusant, mentant, menaçant, levant les yeux et les mains au ciel, enfin, au moment suprême et à bout de fourberies, cédant tout, s’exécutant presque de bonne grâce, désarmant entre les mains du plus fort et se rendant à discrétion : voilà les scènes de cette ravissante comédie, que M. Huc devait cependant trouver infiniment trop prolongée.

Est-ce donc ainsi que la Chine est administrée ? Voilà donc comment se comportent dans cette terre classique de la monarchie absolue les représentans de l’autorité ! voilà les mandarins ! Le portrait n’est pas édifiant; lors même qu’il paraîtrait quelque peu chargé (et je m’expliquerai plus tard sur ce point), il est instructif, et il doit nous aider à comprendre l’énigme si compliquée de l’insurrection chinoise, dont l’Europe commence à se préoccuper assez vivement. «Nous avons vu, dit M. Huc, la corruption la plus hideuse s’infiltrer partout, les magistrats vendre la justice au plus offrant, et les mandarins de tout degré, au lieu de protéger les peuples, les pressurer et les piller par tous les moyens imaginables. » Tous les faits, les moindres incidens du voyage accompli par les deux missionnaires ne sont que le développement de ce témoignage, et viennent jeter une vive lumière sur la situation intérieure de la Chine. On aurait tort cependant d’attribuer au mécanisme des institutions chinoises la responsabilité de ces affreux désordres. Au fond, les institutions sont patriarcales : bien qu’elles reposent sur l’absolutisme, elles désavouent l’oppression et la tyrannie. L’empereur, suivant l’expression antique, est le père et la mère du peuple, et le principe d’autorité découle de la notion de famille; mais depuis la conquête tartare, cette charte, consacrée par les traditions séculaires, a cessé d’être une vérité. Tout en respectant la forme des institutions, les Tartares, effrayés de leur petit nombre au milieu de leurs innombrables sujets, se sont appliqués à changer les rouages et à fausser par des réformes d’abord peu sensibles le système en vigueur sous les anciennes dynasties. Ainsi, obligés de laisser aux Chinois une grande partie des fonctions publiques, et craignant que l’influence de ces fonctionnaires, naturellement hostiles, ne parvînt à miner leur autorité, ils décrétèrent qu’aucun