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ses repas dans la jonque; mais pour les voyages par terre, l’inconvénient est très sensible : aussi le Chinois prudent a-t-il bien soin de faire sa provision de vivres lorsqu’il doit loger dans les petites villes, si mieux il n’aime cumuler en un seul repas déjeuner, dîner et souper, de façon à pouvoir atteindre, l’estomac plein, un chef-lieu de district où les auberges lui offriront plus de ressources. Les missionnaires, qui avaient droit à l’hospitalité des palais communaux, pouvaient ne point se préoccuper de ce détail. Cependant ils eurent à passer la nuit dans plusieurs localités dépourvues de koung-kouan, et les renseignemens fournis par M. Huc sur un certain hôtel des Béatitudes, situé dans une certaine ville du Sse-tchouen nommée Yao-Tchan, m’empêcherait tout à fait, le cas échéant, de me loger à cette belle enseigne.

Ce fut le jour même du départ de Tching-tou que commencèrent les tribulations des voyageurs. Le mandarin Ting, à qui le vice-roi avait confié la conduite de la caravane, ne songeait qu’à remplir sa bourse. Il avait fourni de mauvais palanquins, diminué le nombre des porteurs, et il annonçait ainsi l’intention de lésiner sur toutes choses au détriment des missionnaires. Il fallut donc le rappeler vertement à l’ordre; mais il était trop Chinois pour ne pas s’indemniser immédiatement de ce petit mécompte. On arriva le lendemain sur les rives du Yang-tse-kiang. Le fleuve coulait avec majesté, entraînant dans son cours rapide une flotte de jonques. — Si nous faisions route en bateau ? Proposa le mandarin. Les chemins vont devenir détestables : des montagnes! des précipices ! les palanquins ne s’en tireront pas! — Tout le monde est d’accord, et voilà Ting enchanté. Il loue une mauvaise barque, et y installe son monde, puis il envoie un de ses gens sur la route de terre recueillir le tribut que les gouverneurs des villes auraient dû payer, aux étapes suivantes pour les frais de séjour de toute la caravane. Pendant ce temps, une pluie battante inonde la jonque, et les malheureux passagers sont obligés de se blottir dans une petite chambre enfumée de tabac et d’opium. Ce n’est pas tout : on débarque à Kien-tcheou, et le mandarin, qui prend goût à la perception des impôts, se garde bien de conduire ses voyageurs au palais communal; il les dirige sur l’auberge des Désirs accomplis, sauf à acquitter la dépense, qui sera plus que couverte par le tribut du gouverneur. Ici encore il faut batailler pour forcer, malgré l’obstination de Ting, malgré la diplomatie des autorités de Kien-tcheou, l’entrée du palais communal. Je regrette de ne pouvoir reproduire ici les détails de ces luttes si gaiement décrites par M. Huc; ce sont de curieux tableaux de mœurs, où tous les personnages sont mis en scène avec un art infini, qui, j’aime à le croire, emprunte à la vérité son plus grand charme. D’un côté, les deux