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de papier sur laquelle étaient écrites en traits grossiers les lettres de l’alphabet européen, et il les pria de lire en appuyant sur les intonations. Cette fois il fut obtempéré à cette requête fort innocente, et les magistrats eurent la satisfaction d’entendre lire très distinctement les vingt-quatre lettres de l’alphabet : la lecture les intéressa même au point qu’ils en demandèrent une seconde, plus lente et plus accentuée. « Il paraît, dirent les accusés, que nous sommes ici des maîtres d’école, et que vous êtes nos élèves. » À cette réflexion, qui ne manquait pas de justesse, tous les assistans, magistrats et auditoire, de rire à gorge déployée. L’intermède de l’alphabet venait de produire un excellent effet, et les juges étaient décidément en joyeuse humeur. Le président crut devoir toutefois revenir aux choses sérieuses. Il demanda pour quel motif et en vue de quel profit les Français cherchaient à convertir les Chinois à la religion chrétienne; puis il multiplia ses questions sur le christianisme. Les missionnaires ne laissèrent pas échapper l’occasion de faire publiquement et dans une circonstance aussi solennelle l’exposé de leurs croyances, et le tribunal dut entendre leur sermon. Enfin le président leur dit très poliment qu’ils avaient sans doute besoin de repos, et il leva la séance.

Les missionnaires avaient gagné leur procès. Deux jours après leur comparution devant le tribunal, le vice-roi de Sse-tchouen, Pao-hing, les invita à se rendre à son palais, et il eut soin de leur envoyer deux beaux palanquins de parade et une brillante escorte. Tous les mandarins civils et militaires de Tching-tou avaient été convoqués en grande cérémonie, et ils se tenaient debout dans une antichambre voisine de la salle d’audience, où le vice-roi, vêtu d’une modeste robe en soie bleue et assis, les jambes croisées, sur un divan, fit introduire les missionnaires. L’entretien roula d’abord sur les incidens du voyage. Pao-hing annonça qu’il venait de destituer le chef de l’escorte, qui, en ne logeant pas les voyageurs dans les palais communaux, avait compromis la dignité de l’empire. Il s’emporta ensuite contre Kichan, ce faiseur d’embarras, qui, suivant lui, aurait agi bien plus sagement en laissant les missionnaires se promener à leur guise dans le Thibet. — Mais enfin, puisque vous voilà, où voulez-vous aller ? — Nous voulons aller au Thibet, à Lhassa, répondit tout naturellement M. Huc. — Au Thibet ? Si cela n’avait dépendu que de moi, vous y seriez encore. Maintenant n’y pensons plus; il faut aller à Canton, où vous serez remis au représentant de votre nation. Je réponds de vous sur ma tête. — Pao-hing prit congé de ses hôtes après leur avoir adressé quelques observations sur l’irrégularité de leur costume, car MM. Huc et Gabet ne quittaient jamais la ceinture rouge non plus que le fameux bonnet jaune. Ils déclarèrent qu’ils