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montrait peu difficile pour le choix des auberges, et les missionnaires, bien qu’ils n’eussent pas contracté des habitudes de sybarites, avaient quelque peine à concilier cet excès d’économie avec les magnifiques promesses que leur avait prodiguées Kichan en leur donnant congé à Lhassa. Une seule fois, sur la route de Tching-tou, ils reçurent l’hospitalité dans un véritable palais, où ils se virent traités avec une exquise politesse, servis avec luxe et visités par les plus gros mandarins de l’endroit. C’était le koung-kouan ou palais communal. — A toutes les étapes sur les principales routes de l’empire, il y a un koung-kouan exclusivement réservé aux mandarins de haut rang qui voyagent pour le service public, et les gouverneurs de la ville sont chargés de payer les dépenses. — M. Huc et M. Gabet n’eurent garde de dédaigner le splendide festin qui était préparé en leur honneur; ils ne s’expliquaient guère cependant une réception aussi fastueuse, et ils voulurent avoir le mot de l’énigme. Or ils découvrirent que Kichan avait réellement ordonné de les traiter partout comme des mandarins de première classe et de les loger à ce titre dans les koung-kouan des villes où ils devaient passer, mais que le chef de l’escorte avait très adroitement éludé ses instructions. Le mandarin avant d’arriver à l’étape faisait dire aux gouverneurs que les deux étrangers confiés à sa garde voulaient absolument aller à l’auberge, et qu’il suffisait de lui remettre la somme d’argent qui aurait été consacrée à les défrayer dans le palais communal. On devine le reste. L’honnête homme prenait tout l’argent et dépensait le moins possible. Ce n’est là d’ailleurs qu’un échantillon de ses peccadilles : nous ferons mieux de ne plus nous arrêter à de pareilles bagatelles et d’entrer tout de suite dans la capitale de Sse-tchouen, où d’après les ordres de l’empereur les missionnaires doivent être jugés.

Kichan, on le pense bien, s’était hâté d’écrire à Pékin qu’il venait d’arrêter deux prêtres européens au Thibet, qu’il avait saisi dans leur bagage des livres, des cartes de géographie, des emblèmes de religion, toutes choses fort suspectes, et qu’il avait pris les mesures nécessaires pour faire conduire ces étrangers sur le territoire chinois. Aussitôt l’empereur ordonna au vice-roi du Sse-tchouen de procéder à une enquête et de lui adresser un rapport détaillé sur tous les faits qui se rattachaient au voyage des missionnaires. Il fallait donc exécuter les ordres de l’empereur; mais en vérité il eût été impossible de montrer plus d’égards envers des prévenus cités devant un tribunal sous le coup d’une accusation qui en d’autres temps avait entraîné le dernier supplice. — Un palanquin pour voiture cellulaire, un mandarin pour gendarme, une auberge et même le koung-kouan pour prison, pendant le trajet les respectueux hommages des autorités et la curiosité bienveillante des populations,