Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

possédons au Louvre me dispense de toute démonstration. Le peintre éminent qu’Anvers et Cologne se disputaient depuis deux siècles, et que Siegen vient de conquérir par les recherches patientes de M. Bakhuisen, doit à l’Italie la meilleure partie de sa puissance. Je n’ai pas à revenir sur Mantoue : ce n’est pas à Jules Romain que Rubens a pu emprunter son style. Rome et Venise peuvent seules nous expliquer l’audace, l’abondance et la splendeur de ses conceptions. En parlant ainsi, je n’entends pas rayer du problème une donnée capitale, ses facultés primitives; je veux concentrer l’attention sur le développement de ces facultés et sur les maîtres qui les ont agrandies. Pour moi, et je crois n’être pas seul de mon avis, Rubens procède de Rome et de Venise. Florence et Milan ont excité sa curiosité sans prêter à sa pensée des formes nouvelles. Il a connu les œuvres de Léonard, il a même copié la Cène de Sainte-Marie-des-Grâces, et cette copie, vulgarisée par la gravure, nous étonne à bon droit, car il serait difficile d’imaginer une imitation plus infidèle. Il a connu les fresques de Raphaël, mais il ne paraît pas en avoir tiré grand profit, ou du moins le Sanzio n’a laissé aucune trace dans ses œuvres. Paul Véronèse et Michel-Ange sont les vrais maîtres, les aïeux directs de Rubens. Il a consulté, il a étudié Titien et Giorgione; mais il doit à Paul Véronèse le goût des grandes machines, des immenses décorations. Quant à l’audace de son dessin, ne rappelle-t-elle pas l’audace du Jugement dernier ? La Grappe de Raisin n’est-elle pas un souvenir de la chapelle Sixtine ? Sans vouloir contester l’indépendance, l’originalité du maître flamand, je crois pouvoir affirmer qu’il relève de Paul Véronèse et de Michel-Ange. Moins élégant que le premier, moins savant que le second, il a tiré de leurs leçons un prodigieux profit. Pour ceux qui connaissent l’Italie, pour ceux surtout qui ont étudié la chapelle Sixtine et visité à plusieurs reprises l’académie des beaux-arts de Venise, je ne pense pas que cette affirmation ait besoin d’être démontrée. Quant à ceux pour qui l’Italie est lettre close ou qui ne possèdent sur Paul Véronèse et Michel-Ange que des notions incomplètes, il n’est pas facile de les convaincre, car les argumens à produire reposent sur des faits qu’ils ignorent. Cependant les Noces de Cana, que nous avons au Louvre, et la copie du Jugement dernier placée à l’École des Beaux-Arts de Paris seront un commencement de preuve pour tous les hommes de bonne foi. Quoique les Noces de Cana aient subi l’outrage d’une restauration, quoique Sigalon, désespérant de déchiffrer les figures noircies par la fumée des cierges, ait exécuté le tiers inférieur du Jugement dernier plutôt d’après le modèle vivant que d’après la muraille de la Sixtine, ces deux toiles fournissent de précieux renseignemens sur le style de Rubens. Il a dérobé à Paul Véronèse et à Michel-Ange ce