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L’expression de leur visage n’a donc rien qui doive nous étonner : leur gravité n’est pas de l’indifférence; ils espèrent, et, s’ils ne sont pas encore consolés, ils ne perdent pas courage. Quant aux ouvriers placés sur le sommet de la croix, faut-il s’étonner que leur visage ne respire pas la douleur ? Pour eux, le Christ n’est qu’un fardeau qu’ils soutiennent; ils ne voient dans ce cadavre qu’un salaire à gagner. Leur parfaite indifférence, que je n’entends pas contester, n’a pas besoin de justification.

Ainsi, parmi les neuf figures dont se compose ce tableau, il n’y en a pas une qui ne se recommande par la vérité : mouvement du corps, expression des têtes, tout est conçu avec sagesse, rendu avec fidélité. Laissons en paix les déclamateurs qui ne veulent voir dans la Descente de Croix qu’une scène païenne. Ne troublons pas le puéril triomphe dont ils semblent si fiers. A les entendre, ils regrettent de ne pas apercevoir dans le corps du Christ les signes évidens d’une prochaine résurrection. Que signifie cet ingénieux reproche, sinon qu’ils souhaiteraient un cadavre d’une nature inconnue jusqu’ici, un cadavre qui ne fût pas tout entier envahi par la mort ? Rubens serait un païen, parce que le corps du Christ s’affaisse entre les bras de Nicodème et de Joseph, parce que ses jambes ne peuvent plus le porter, parce que le sang ne circule plus sous cette chair inanimée ? Le sang recueilli dans un vase, qui est déjà coagulé, révolte leur piété. Je n’essaierai pas d’apaiser leur colère. Qu’ils s’applaudissent de cette merveilleuse découverte, qu’ils se glorifient de leur sagacité : le paganisme de Rubens n’arrive pas jusqu’à mon intelligence; pour pénétrer ce mystère d’iniquité, il faut sans doute posséder un sens qui me manque. Si l’on veut dire que le Stabat Mater du couvent de Saint-Marc à Florence respire une piété plus fervente que la Descente de Croix, je l’accorderai volontiers; mais entre cette concession, que le bon sens, que l’évidence me commandent, et l’accusation que je viens d’énoncer, l’intervalle est trop grand pour qu’il soit possible de le combler. Que Rubens soit constamment préoccupé de son art, que, dans la représentation même d’une scène consacrée par la foi chrétienne, il n’oublie jamais de séduire, d’enchanter les regards, je le reconnais sans hésiter; mais je suis bien forcé d’affirmer en même temps que dans la Descente de Croix il n’a violé aucune convenance religieuse, qu’il a compris toutes les conditions du sujet, qu’il a rendu avec éloquence la douleur de Marie, de Madeleine et de saint Jean. Si la Descente de Croix de la cathédrale d’Anvers n’émeut pas aussi profondément que le Stabat Mater du couvent de Saint-Marc, ce n’est pas la faute de Rubens, c’est la faute de son temps. Philippe II avait compté sur le bourreau pour raffermir du même coup l’autorité de l’église et son autorité. L’histoire démontre assez clairement qu’il se