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fût la puissance de son génie, il n’aurait jamais eu le temps de peindre tous les tableaux qui portent son nom. Quand il avait esquissé une composition, il la confiait à ses élèves, qui l’ébauchaient, qui souvent même l’exécutaient presque entièrement, et comme il savait choisir à propos ses auxiliaires, il pouvait l’achever en quelques jours. Cette méthode, qui peut seule expliquer le nombre de ses œuvres, a plus d’une fois éveillé la défiance des ignorans. Un chanoine qui lui avait demandé un tableau d’église, voyant l’œuvre aux trois quarts faite sans que le maître eût paru, lui écrivit pour se plaindre : « C’est un tableau de votre main que je veux, lui disait-il; notre marché ne peut tenir, si vous abandonnez la besogne à vos élèves. » Rubens eut grand’peine à rassurer le chanoine. L’acheteur ne comprit l’injustice de ses craintes et de ses reproches qu’en voyant l’œuvre terminée sous ses yeux par la main du maître.

Énumérer les tableaux qu’il a signés de son nom, et qui ornent aujourd’hui les principales galeries de l’Europe, serait un travail sans profit pour le lecteur. Le catalogue de Smith, qui a servi de base à toutes les publications du même genre, les porte au-delà de treize cents. Il nous suffira, pour estimer son génie, pour en saisir le caractère, pour en déterminer la portée, de choisir dans ce catalogue immense les compositions qui révèlent d’une manière éclatante les diverses faces de cette vaste intelligence, qui avait embrassé avec un égal bonheur toutes les parties de la peinture.

La première qui se présente à la pensée, la plus célèbre dans l’histoire, est aujourd’hui placée dans la cathédrale d’Anvers; je veux parler de la Descente de Croix. C’est d’ordinaire à cette composition que les admirateurs et les adversaires de Rubens demandent leurs argumens. Cet ouvrage est à coup sûr un des plus importans, un des plus précieux qu’il ait produits. Pour nous servir d’une locution familière aux écrivains italiens, la Descente de Croix est à elle seule une école de peinture. Si elle ne contient pas son génie tout entier, elle nous en montre au moins la meilleure partie; n’eût-il produit que cette œuvre, il compterait parmi les plus grands maîtres de son art. La composition est pleine de grandeur et de simplicité. Deux ouvriers, placés au sommet de la croix, tiennent dans leurs dents le linceul du Christ, et de leur main demeurée libre accompagnent le corps du crucifié. Joseph d’Arimathie et Nicodème le soutiennent dans leurs bras. Saint Jean, debout au pied de la croix, en face de la Vierge-Mère, les aide dans l’accomplissement de ce pieux devoir. Un des pieds du Christ s’appuie sur l’épaule de Madeleine agenouillée. Salomé, accroupie derrière Madeleine, contemple d’un œil éploré ce douloureux spectacle. Il serait difficile d’imaginer une scène plus émouvante et plus simplement rendue. Le corps du Christ,