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tu m’as volé ? — Où est mon ballon neuf ? — Où est ma bouteille de rosolio ? — Où est… ? etc. Et ainsi une douzaine de voix se succédaient les unes aux autres avec la rapidité des coups d’un marteau frappant sur l’enclume. « Mais, cria le premier qui avait parlé, qu’est-ce qui nous empêche de reprendre notre propriété ? — C’est juste ! » répondirent les autres, et en un moment toute la foule des réclamans spoliés se précipita vers le pupitre d’Anastase, qui eut tout juste le temps de s’échapper. Fidèle à mon rôle de modérateur, j’essayai d’empêcher cette anarchique explosion, et, ne pouvant y réussir, je tâchai de lui donner au moins le caractère et la forme d’une revendication régulière de la propriété. Mes exhortations et mes prières se perdirent au milieu des passions bouillonnantes de cette foule altérée de vengeance. En un instant, le pupitre assailli fut brisé, et non-seulement tous les objets réclamés furent repris, mais tout ce qui appartenait à Anastase, — livres, plumes, papiers, — fut mis en pièces et foulé aux pieds ; ce qui ne put être déchiré fut jeté par la fenêtre.

« Je déplorais en silence ces actes de vandalisme, et j’apprenais pour la première fois, à ma grande mortification, qu’il est plus aisé d’exciter les tempêtes populaires que de les arrêter, lorsqu’une fois elles sont déchaînées. Ce que je ressentis en ce moment s’est représenté plus d’une fois à mon esprit dans la suite, lorsque je lisais les histoires des révolutions, et m’a donné la clé de bien de ces contradictions apparentes dont l’existence des hommes publics offre des exemples frappans dans les temps révolutionnaires. Hélas ! pourquoi faut-il que l’abus soit si près de l’exercice du droit, que la licence accompagne la liberté, et que le mal marche côte à côte avec le bien ? Mais telle est l’humanité. »


Le tyran renversé, il fallait constituer la liberté. « Que pensez-vous d’un gouvernement républicain ? avait demandé Lorenzo au prince. Sparte, Athènes et Rome durent à ce gouvernement leurs plus beaux jours de gloire et de prospérité. » Lorenzo rédigea un plan de constitution qui fut acclamé par la foule et dont nous citerons les trois dispositions principales : 1° le pouvoir national résidait dans la division entière ; 2° ce pouvoir était délégué par la majorité des votes à deux consuls chargés de l’administration de la justice et du maintien de la liberté ; les punitions corporelles étaient abolies comme indignes d’hommes libres ; 3° les crimes contre la chose publique étaient punis par l’ostracisme. Sur la proposition du prince, qui tint à honneur de faire à lui tout seul sa nuit du 4 août, tous les titres de noblesse étaient et devaient rester abolis. Les deux premiers consuls nommés furent naturellement le prince et Benoni. Le jeune Lorenzo se comporta dans ces fonctions suprêmes avec justice et modération, en cherchant de son mieux à modérer la sévérité de son collègue, qui appliquait à tort et à travers l’ostracisme pour les fautes les plus légères. L’inauguration des consuls se fit avec grande pompe ; les deux magistrats, précédés de leurs licteurs, entourés de leurs gardes, lurent la constitution au peuple, qui leur répondit par les cris