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Goethe ne cessait pas d’aimer tendrement celle qu’il savait être à jamais perdue pour lui : son attachement allait si loin, qu’il correspondait même avec le frère de Charlotte; mais ces lettres nous prouvent que Goethe sait toujours retrouver, même après les agitations les plus violentes, le calme de l’âme indispensable pour des créations vraiment harmonieuses. Intérieurement il était peut-être plus agité que ne le feraient croire ses lettres, car il avait cette chasteté naturelle qui rougit en jetant sur le papier ses sentimens les plus secrets. La correspondance continua même après le mariage de Kestner avec Charlotte. Kestner avait connu le jeune Jérusalem, qui s’était trouvé en face d’une autre femme à peu près dans la position de Goethe en face de Charlotte. Après le suicide de Jérusalem, Kestner fit une sorte de récit de cette histoire tragique et l’envoya à Goethe, qui se trouvait alors à Francfort. Le poète fut frappé de la ressemblance du sort du jeune Jérusalem avec le sien, et en écrivant son Werther, il confondit alors un épisode de sa propre vie avec celui qui venait de faire une si grande sensation en Allemagne. Il prépara la famille Kestner à la surprise qu’elle allait éprouver en lisant le roman qui avait pris naissance au milieu d’elle, et lui envoya un exemplaire de son Werther avant que l’édition ne fut rendue publique. Kestner répondit au poète par une lettre où une sorte de jalousie mal contenue perçait sous des observations en apparence purement littéraires. On comprend, à vrai dire, toute la susceptibilité de Kestner, qui se voyait devenu l’original d’un personnage dont le rôle dans le roman est nécessairement ingrat. « O poltron que vous êtes, lui dit Goethe, si vous pouviez seulement sentir la millième partie de ce que Werther est à mille cœurs, vous ne calculeriez pas les frais que vous fournissez à sa création ! Je ne voudrais pas retirer Werther même au péril de ma vie. Et crois-moi, si tu as de la patience, tes appréhensions disparaîtront comme des fantômes nocturnes, et je promets alors que j’effacerai tout ce qui reste de soupçons et de fausses interprétations dans ce public babillard, comme un vent pur du nord fait disparaître le brouillard et la vapeur.... »

Les observations de Kestner n’en eurent pas moins pour résultat de faire changer à Goethe certains traits du caractère d’Albert, lorsqu’il retoucha son Werther en 1783. Ce fut un sacrifice qu’il offrit à l’amitié. Goethe réserva pour son Faust l’expression complète des agitations de sa vie intétérieure, et les élémens de ce poème ne furent guère fournis que par cette longue lutte d’une nature qui s’était toujours efforcée de deviner l’énigme de l’existence humaine. Faust est en quelque sorte le Prométhée allemand, qui cherche à ravir aux dieux immortels le secret de la vie. Néanmoins, si nulle part le génie de Goethe ne se révèle plus pleinement que dans cet étrange poème, nulle part aussi mieux que dans Werther il ne nous initie aux premières crises de son épanouissement, et l’intérêt qui s’attache à cette curieuse époque de la vie du poète ne peut manquer de rejaillir sur sa correspondance avec Kestner.


Dr BAMBERG.


V. DE MARS.