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« — Quelle inquiétude, au nom du ciel ! avez-vous dû ressentir à mon endroit ? demanda le prince avec un accent de surprise mêlée de déplaisir.

« — Eh mais ! une inquiétude très naturelle. Supposez que le roi, au lieu de vous interroger sur papa et maman, vous eût interrogé sur vos études, — quelque question d’histoire par exemple !

« — Eh bien ! quoi ! j’eusse répondu alors aussi bien que n’importe qui.

« — C’est là précisément ce dont je n’étais pas sûr. Supposez que sa majesté vous eût demandé le nombre des unités requises par Aristote dans une tragédie, où, quand et par qui le sonnet italien a été inventé, vous auriez peut-être eu grand’peine à répondre.

« À ce sarcasme, le prince fut embarrassé, d’autant plus qu’il ne pouvait nier son ignorance, et que cependant il n’était pas disposé à l’admettre. — Vous n’êtes pas mon examinateur, que je sache, répliqua-t-il en affectant un air de dignité ; aussi je ne prendrai pas la peine de vous prouver le contraire.

« — Eh bien ! donnez-nous une définition de la poésie en général, et laissons les autres questions.

« — Sur ma parole, s’écria le prince, je ne sais pas pourquoi vous vous donnez ces airs de supériorité. Devons-nous tomber à vos pieds et adorer le génie dans votre adorable personne ?

« Ce sarcasme, qu’il accompagna d’un profond salut d’humilité ironique, causa un éclat de rire général. — Il n’est pas nécessaire, répondis-je froidement, d’être un génie pour en savoir un peu plus que vous n’en savez.

« — Ah ! pour cela je vous vaux bien, répliqua le prince. J’espère que j’en ai donné des preuves, surtout en poésie.

« Il s’aventurait sur un terrain dangereux. — Comment ! répondis-je, ce misérable second prix vous a, je crois, tourné la tête, et cependant vous le devez à un sonnet de Frugoni, que vous avez d’ailleurs gâté en le copiant.

« — C’est une calomnie, s’écria le prince, qui devint rouge comme le feu.

« — Je pourrais prouver mon dire le livre en main, si je voulais, mais je ne veux pas. Nous verrons toutefois si je ne trouve pas moyen de vous guérir de vos prétentions à la poésie. »


Dans cette scène, le plus sot des deux enfans n’est pas celui qu’on pense. Lorenzo représente parfaitement dans cette occasion l’importance excessive et exagérée que les classes moyennes attachent à l’intelligence, l’orgueil qu’excite en elles le savoir, et par suite l’invincible penchant au pédantisme qui dépare toutes leurs qualités. Il est malheureux que Lorenzo n’ait pas été boiteux ou bossu, parce qu’alors nous aurions vu se dessiner le penchant contraire, l’importance exagérée accordée à l’élégance, à la grâce et aux choses extérieures, la tendance au dandysme en un mot. Le prince n’aurait pas manqué de reprocher à Lorenzo ses défauts physiques, comme aiment trop souvent à le faire les personnes de sa condition.

Le prince, comme beaucoup d’aristocrates, n’est soutenu que par