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prédiction qui lui avait été faite se trouva réalisée dans la plus stricte rigueur. Étonné au suprême degré de la prescience météorologique du landlord qu’il venait de quitter, il veut avoir le mot de l’énigme, et, rebroussant chemin, il revient à l’auberge d’où il était parti, mais dans un état qui donnait complètement gain de cause à celui qui avait voulu le retenir. — Comment, dit-il à l’hôte, avez-vous pu deviner si juste le temps épouvantable que nous venons d’avoir ? — Rien de plus simple, lui dit celui- ci. Figurez-vous que j’ai l’almanach de ***, (c’était précisément le nom du voyageur); ce gaillard-là est un impudent menteur, mais en prenant le contre-pied de tout ce qu’il annonce, je ne suis jamais en défaut; tenez, voyez ! il annonce du beau temps pour ce soir : n’ai-je pas eu raison de vous conseiller de ne pas vous mettre en route ?— Le riche directeur de la fabrique d’almanachs garda le silence et l’incognito, bien qu’il aimât ensuite à raconter sa mésaventure. D’après l’incertitude des pronostics, l’hôte aurait été dans la pleine raison, s’il avait dit que le temps était toujours différent de celui qu’annonçait l’almanach; mais que ce fût précisément l’opposé, c’était une chance tout aussi peu probable que l’affirmative.

Cette question des pronostics météorologiques, futile en elle-même, puisque le hasard seul préside au choix de ceux que l’on place à chaque lunaison, se rattache à une des illusions de l’esprit humain contre laquelle les meilleurs esprits ne sont pas toujours en garde, et qui tend à donner une importance exagérée à la science de tous ceux qui se mêlent de prédire l’avenir, soit en morale, soit en politique, soit en astrologie, tant pour les sociétés que pour les individus. Cette illusion provient de ce que l’on fait beaucoup plus d’attention à une prédiction qui vient à se réaliser qu’à cent autres qui se trouvent en défaut. Pour trouver admirable la sagacité d’un devin, il faudrait tenir compte de toutes les fois où il n’a pas conjecturé juste, et on trouverait que pour une fois où trois dés jetés au hasard ont amené brelan d’as au commandement, ils ont mille autres fois amené de tout autres points. Dans l’automne de 1846, j’avais appris que les pêcheurs de baleines avaient été obligés d’aller chercher celles-ci bien plus au nord que d’habitude. J’en conclus que les courans d’eau chaude du nord de l’Atlantique, évités par les baleines, étaient remontés cette année plus haut que d’ordinaire, et que le vent d’ouest, qui est le vent dominant de l’Europe, nous arriverait plus chaud que de coutume, et nous donnerait un hiver très doux. Ma prédiction me fit honneur en se réalisant; mais ayant voulu pronostiquer sur l’hiver suivant, d’après certaine position du pôle de froid européen, la saison me donna un démenti complet. J’eus beau indiquer hautement ma méprise, la coïncidence de l’année précédente avait bien plus frappé les esprits que la discordance de l’année actuelle. Il va sans dire que depuis je supprimai toute prédiction.

D’ici à longtemps sans doute les météorologistes seront réduits au rôle obscur d’historiens au lieu du rôle brillant de prophètes. Le secret du progrès actuel des sciences, c’est précisément de ne pas croire à l’impossible et provisoirement de savoir ignorer. Une dame questionnait un secrétaire de l’Académie des sciences nommé Duhamel, et s’impatientait des réponses négatives qu’elle obtenait sur toutes ses questions. — Mais à quoi sert donc, lui dit-elle enfin.