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navra, en me faisant comprendre à quel bonheur nous eussions pu en définitive prétendre l’un par l’autre dans des conditions meilleures. Elle s’informa de mon père avec une sollicitude dont je lui sus un gré infini, mais je n’eus pas le courage de troubler sa joie en lui avouant la vérité, et je lui répondis qu’il allait au mieux. Malgré une pâleur extrême et une petite toux sèche qui me faisaient assez comprendre combien en elle tout était profondément ébranlé, je ne pus m’empêcher d’admirer l’aisance et la distinction de manières qu’elle avait reprises pendant mon absence, au milieu de ce petit intérieur à peu près sortable où je l’avais laissée. Elle avait profité de mon voyage pour remettre en ordre tous mes petits effets. La fenêtre de mon cabinet était garnie de fleurs aussi bien que celle de sa chambre. Le contraste devenait si frappant avec les impressions que j’avais rapportées de Vuillafans, que je me sentis un instant redevenu presque aussi étranger à cette chère enfant que j’avais cru l’être autrefois avant tous nos malheurs.

Sous l’impression de la douce et vivifiante atmosphère qui m’entourait, je me surprenais à croire par moment que le malheur s’était enfin éloigné de nous, quand un dimanche, en me promenant avec Lucie dans une allée retirée du Luxembourg, je sentis tout à coup son bras se crisper sur le mien. Je n’eus que le temps de la retenir pour l’empêcher de tomber à la renverse. Sa figure était devenue tout à coup livide ; ses yeux lançaient des regards fixes comme ceux d’une statue. Je regardai dans la même direction, et j’aperçus, à une vingtaine de pas, sur un banc, une vieille femme enveloppée d’un grand châle, dont les couleurs flétries, mais encore éclatantes, contrastaient singulièrement avec le chapeau déformé qui trahissait sa misère. Je ne m’expliquai pas tout de suite pourquoi Lucie regardait ainsi cette femme ; mais, comme son tremblement nerveux commençait à m’effrayer, je m’empressai de la prendre dans mes bras, pour l’emporter dans notre chambre, qui n’était pas loin.

— Ah ! mon ami.., voici la fin ! s’écria-t-elle sitôt qu’elle se trouva sur son lit.

Je regardais avec stupeur.

— Quoi ! tu n’as donc pas reconnu ma mère ?

Cette parole et la fièvre violente qui s’était emparée de Lucie me firent craindre pour la jeune femme une crise des plus graves. Je courus aussitôt chercher un médecin, qui partagea mes inquiétudes.

— Ah ! pauvre ami ! ce n’est pas seulement un médecin qu’il me faut, me dit Lucie quand il fut parti. Je sens là que je suis à bout.

Lucie parlait d’un ton si pénétré, qu’oubliant mes beaux projets de réserve, je me précipitai à son cou en la couvrant de mes larmes et de mes caresses.