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C’est près de Besançon. — Alors il a dit qu’il fallait aller s’informer à la police. Un instant après, ils m’ont demandé si c’était toi, Stanislas Péchard. Je me suis rappelé que tu avais effectivement le nom de Stanislas ; mais je leur ai bien dit aussi qu’à Vuillafans on ne te disait pas autrement que Tanisse tout court. Alors donc ils sont allés te chercher, et te voilà, mon cher enfant ! Mais la petite, où est-elle donc ? Pourquoi ne l’as-tu pas amenée ?

Je courus chercher Lucie, qui faillit mourir d’émotion en se jetant à son tour dans les bras de la grande Hirmine.

— Pauvre enfant ! va, elle a bien souffert aussi, elle ! Mais écoutez,… je crois que ça presse… Je suis allée moi-même porter une petite lettre à la poste à Besançon, et là-dessus l’autre est resté seul dedans… On l’a envoyé pour dix ans dans le régiment des deux à deux. Il y avait de faux billets, toute sorte d’histoires. On a tout vendu à Vuillafans… de façon qu’il n’est plus resté aux uns et aux autres que les yeux pour pleurer. Moi, j’ai dit : Quand je serai au bout, j’irai porter mes quinze cents francs à mes petits, et me voilà…. Écoute, Tanisse, je veux encore te dire une chose. Quand j’aurai tourné l’œil… tout à l’heure,… tu prendras ce bout de tresse bleue qui pend là à mon cou, et tu le garderas, n’est-ce pas ? en souvenir de moi. C’est la marque que j’avais mise au bras de mon pauvre petiot avant de le porter à l’hospice ; depuis ce temps-là, elle ne m’a plus quittée. Allons, maintenant… je crois que j’ai tout dit. Venez… les deux ;… que je vous embrasse… encore… une fois… et soyez toujours…

La grande Hirmine ne put achever. Nous étions encore courbés tous deux sur elle à la couvrir depuis un moment de nos larmes, que déjà son âme s’était envolée.

Le lendemain au soir, quand on voulut la porter en terre, je ne fus pas peu surpris de voir une dizaine de mes camarades d’imprimerie venir lui faire avec moi cortège. La nuit tombait à l’instant où l’on arrivait au cimetière. Quand on eut mis le cercueil dans la fosse, mes camarades, qui avaient probablement été renseignés par quelqu’un de l’hôpital, allumèrent chacun une petite torche de résine qu’ils avaient apportée avec eux, et aux lueurs de ces torches flamboyantes dans la nuit devenue obscure, ils se mirent à chanter en chœur, sur la mélodie de Wo Kraft und Muth, qui est, je crois, de Weber, les strophes suivantes :

L’ombre descend, la journée est finie ;
Voici la nuit : heureux en ce moment
Qui, comme toi, femme simple et bénie.
Sur ses bienfaits s’endort tranquillement !
Que cette herbe te soit légère !
Te voilà libre de soucis.