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que cela continuera de même. — Enfin je, lui recommandai vivement de bien fermer sa porte et de ne pas se lever trop tôt, puis je sortis.

L’instant d’après, je me trouvais à errer au bord du lac, en proie à une perplexité des plus violentes et ne sachant que devenir. Les heures sonnaient, les lumières s’éteignaient, la plage était devenue déserte. Comme la nuit était belle, je pris le parti de m’étendre sur un banc, pour m’y abandonner au cours tumultueux de mes pensées, en attendant le sommeil. — Lucie ma femme ! me répétais-je intérieurement. Ces trois mots revenaient sans cesse. Hélas ! malgré les présomptions lugubres qui pesaient désormais sur sa vie, elle n’avait pas cessé d’être pour moi Mme Lucie, la même à qui j’avais autrefois porté si craintivement à l’église Saint-Jean le parapluie de Pidoux. Sans doute je me rappelais parfaitement avoir prétendu en moi-même, à l’époque de son mariage, que si on l’eût laissée m’attendre, je deviendrais peut-être assez riche un jour pour oser aspirer à peu près raisonnablement à elle ; mais, hélas ! combien je me sentais loin encore de ce point lumineux vaguement entrevu au fond de l’avenir ! Les événemens venaient de brusquer inopinément mes prétentions, avant que je fusse à même d’y faire honneur. Supporter à moi seul les incertitudes de ma vie d’ouvrier ne m’avait jamais inquiété ; mais maintenant, pour Lucie, il ne me fallait plus que des certitudes. Si je ne trouvais pas de l’ouvrage à Berne, que deviendrions-nous ? Nos ressources, déjà entamées, ne pouvaient aller loin. D’ailleurs, pour Lucie, ce n’était plus seulement à l’indispensable que je prétendais. Pour elle, je voulais absolument un certain luxe modeste et un certain comfortable. Ainsi rêvais-je, couché sur l’épaule, la face tournée contre le lac qui clapotait à deux pas. La dureté du banc commençant à me blesser, je me retournai sur le dos, ce qui me fit apercevoir les étoiles scintillantes à travers les branches des grands filleuls, et aussitôt mes pensées changèrent. — Bah ! me dis-je alors, ce n’est pas moi qui ai provoqué les événemens qui m’enveloppent ; ce n’est donc pas à moi que peut revenir la responsabilité morale de leurs conséquences. On a fait appel à mon dévouement, j’y ai répondu comme je me croyais obligé de le faire. J’y ai mis toute ma bonne volonté, toute ma franchise, toute mon abnégation ; à Dieu le soin du reste ! Si un jour Lucie devait se trouver libre, pourquoi, après tout, mon beau rêve ne viendrait-il pas à se réaliser ?

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Être aimé de Lucie ! Lucie ma femme ! Oh ! ce rêve est-il donc déjà si peu de chose, que j’aie dès aujourd’hui le droit de me plaindre ? Où eussé-je rencontré une pareille femme, si le hasard n’était venu la jeter dans mes bras ? Or avoir la faculté d’un tel amour,