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l’exil pour nous autres Français, qui ne sommes complètement nous-mêmes qu’au milieu des nôtres et dans notre chez nous ; mais en ce moment j’étais entièrement absorbé par le sentiment de mes propres douleurs, et je fus à peine tiré de ma préoccupation par le bruit de la portière qui s’ouvrit pour laisser entrer un voyageur. C’est alors seulement que je m’aperçus de ce qu’avait d’insolite la mise de Lucie, avec sa robe noire et le foulard rouge qui lui enveloppait la tête. La veille au soir, la pauvre enfant avait déjà bien péniblement ressenti les premières atteintes de sa situation nouvelle, en se trouvant dépourvue de tous ces petits détails de toilette si indispensables à une jeune femme élevée comme elle. Avec son gros peigne propre, mais presque aussi largement denté qu’un peigne d’écurie, la grande Hirmine était cependant parvenue à remettre sa belle chevelure à peu près en ordre. Pour lustrer les bandeaux, l’eau fraîche avait tant bien que mal remplacé la pommade. Nous comptions trouver à Neuchâtel de quoi réparer à peu près toutes les lacunes. Affaissée dans son coin de voiture, et le bras droit soutenu par la bretelle, Lucie ne tarda pas à s’endormir.

Ébranlée aussi bien que moi jusqu’au fond du cœur par les raisonnemens de la grande Hirmine, effrayée surtout par l’idée d’être appelée à déposer contre sa mère et son mari, elle avait fini par s’abandonner à nous à discrétion ; mais ses forces étaient à bout. Bientôt sa pauvre tête endormie s’appuya contre mon épaule, et jusqu’à Neuchâtel je restai immobile pour la laisser dormir. Ses lèvres sèches étaient à moitié entr’ouvertes. Elle respirait péniblement. Ses joues portaient encore la trace luisante de toutes ses larmes de la veille. Son sein se soulevait et s’abaissait avec effort. La pensée de toutes les luttes et de toutes les appréhensions qui avaient dû tourmenter cette pauvre femme me navrait ; en même temps l’idée d’être désormais le seul dépositaire, le seul appui de cette vie si chère, me remplissait d’un ineffable sentiment d’orgueil malgré les incertitudes de l’avenir. Tous mes secrets élans d’amour s’étaient transformés et sublimés, il est vrai, au choc des derniers événemens ; mais plus je me croyais dorénavant désintéressé sous ce rapport, et plus aussi je me délectais, à part moi, à la saveur un peu âpre de mon abnégation.

À Neuchâtel, nous nous fîmes servir à dîner dans une chambre à part, pour échapper aux regards importuns qu’aurait pu attirer sur nous notre air un peu étrange, puis nous achetâmes quelques objets de toilette indispensables. Lucie était si faible, qu’elle ne pensa même pas à faire difficulté d’accepter mon bras. Je m’en trouvais si heureux que, pour empêcher ses pieds de se fatiguer sur les pavés, je fus plusieurs fois sur le point de la prendre tout à fait dans