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Je m’en tirerai toute seule comme je pourrai, mais je veux ravoir mon petiot. — J’arrivai à Besançon à dix heures. J’allai droit à l’hospice, et je racontai bien comment était faite la marque que je lui avais mise au bras… Un instant après, le portier revint en me rapportant cette marque… Quant à mon pauvre petiot, il était enterré depuis deux jours. »

La grande Hirmine, suffoquée par ses larmes, s’affaissa de nouveau sur la couverture, et pendant un instant on n’entendit plus que le bruit saccadé de ses sanglots. C’était la première fois que je voyais pleurer cette pauvre femme. Je regardai machinalement Lucie. Le spectacle inopiné d’une douleur maternelle si poignante me sembla lui avoir fait oublier complètement ses propres maux.

— Ah ! ma pauvre Lucie ! s’écria tout à coup d’un ton déchirant la grande Hirmine en relevant la tête, comprenez-vous maintenant à quoi on peut être mené quand on commence à se demander : Qu’est-ce que dira le monde ? Si j’avais eu au premier moment le courage de ne consulter que mon cœur, je l’aurais eu au moins, ce pauvre petiot, pour me faire oublier tout le reste, pour m’aimer un peu en échange de tout l’amour que je lui aurais donné, et je ne serais pas arrivée à mon âge sans avoir eu jamais personne pour me dire une bonne parole.. Au lieu de le garder, comme je l’aurais dû, je l’avais lâchement abandonné, et je ne tardai pas à être punie moi-même par l’abandon de tous les miens. Bientôt après ma mère mourut, mes petits frères et sœurs moururent, et un beau matin je me suis trouvée chez nous toute seule. Alors, il est vrai, le bon Dieu semble avoir eu pitié de mes larmes, car c’est peu après qu’il me donna pour amie la Pélagie, qui bientôt à son tour eut un beau garçon, comme eût été le mien, et ce garçon, c’est mon Tanisse, que voilà, et que je vous cède aujourd’hui, pauvre petite, parce que vous en avez cruellement besoin. Pour sûr, il me serait impossible de vous faire un meilleur cadeau !


IV

Le lendemain, à neuf heures du matin, nous étions aux Verrières. La grande Hirmine venait de nous embrasser pour la dernière fois en bourrant encore nos poches de noix et de pruneaux, dont elle avait garni les siennes en partant, et je me retrouvai seul avec Lucie dans l’intérieur de la voiture publique.

C’est un bien triste serrement de cœur que celui qu’on éprouve en quittant pour la première fois son pays, même dans les conditions de demi-liberté où je me trouvais. Le souvenir de ce que je souffrais alors m’a fait mieux comprendre plus tard ce qu’a de cruel la peine de