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sûr enfin de ma direction, je virai lestement de bord pour ressaisir cette main quand elle reparut à flot, et je me hâtai de cingler ainsi vers le rivage. La fraîcheur de l’eau et la solennité du moment avaient décuplé mes forces. Je pris à la brassée ce pauvre cadavre que j’étendis aussitôt sur l’herbe, la face contre le ciel, pour le reconnaître au clair de lune. Ce cadavre, c’était celui d’une femme, et cette femme, c’était Mme Lucie !

Que faire ? J’avais bien entendu dire que des gens prennent alors le noyé par les pieds pour lui faire dégorger l’eau qui l’étouffe en le secouant la tête en bas, mais ce moyen, absurde en toute occurrence, me semblait surtout impraticable avec une nature aussi délicate. J’arrachai donc aussitôt le corsage pour sentir si le cœur battait encore, et ne parvins pas à y saisir la moindre pulsation. Les mains étaient raides, la figure livide et les dents serrées. Ces pauvres cheveux ayant perdu leur peigne pendaient en arrière tout en désordre dans les plis d’un grand voile de crêpe retenu sous le menton par le ruban du bonnet.

Je me sentis le désespoir dans l’âme, mais j’étais animé aussi de toutes les forces surhumaines que donne le désespoir. Il faut avoir passé par de semblables crises pour savoir ce que c’est. Ah ! comme toutes préoccupations égoïstes étaient en ce moment loin de moi ! Faute d’avoir mieux à ma portée, j’appliquai tout à coup mes lèvres ardentes sur ces lèvres glacées, et me mis à aspirer à pleins poumons. Après deux ou trois efforts des plus vigoureux, je tâtai de nouveau la place du cœur. Il était toujours mort ; seulement il me sembla bientôt sentir le sein de la pauvre femme se contracter imperceptiblement sous ma main. Un vague espoir me revint pour le cas où je réussirais à trouver d’assez prompts secours. Je jetai donc ma veste sur ce sein glacé, je pris la pauvre femme dans mes bras en appuyant sa tête sur mon épaule comme celle d’un enfant qui dort, et je me mis à courir vers le moulin.

Tout en courant, je me sentis bientôt pris d’une répugnance inexpliquée à paraître ainsi devant des étrangers hébétés de sommeil. Je pensai à la grande Hirmine, qui habitait dans une cour des premières maisons du village de Vuillafans, et je continuai à courir jusque-là.

À mon appel, la grande Hirmine, qui ne dormait pas encore, sauta du lit. — Quel diable de cadeau est-ce que tu m’apportes là ? demanda-t-elle d’un ton inquiet.

— Ce n’est pas un cadeau, c’est un cadavre, le cadavre de Mme Lucie ! répondis-je en me précipitant vers son lit.

Au nom de Lucie, la grande Hirmine ne dit plus mot. Pendant que je cherchais la lampe à tâtons, je l’entendais, elle, jeter au foyer une poignée de chenevottes et un fagot de sarmens. Je recommençai