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mariage me jeta dans une tristesse étrange pendant que je revenais de Vuillafans à Besançon. Libre désormais de mon avenir, je commençais à me sentir seul. Jusqu’alors, toutes mes pensées avaient été absorbées par la violence du désir d’arriver au point où je me trouvais ; maintenant j’avais atteint une position bien supérieure à tout ce que raisonnablement je pouvais espérer, et voilà que je recommençais à me sentir tourmenté d’horribles inquiétudes.

L’idée de voir Mlle Lucie mariée ne m’était jamais venue. Quand on m’apprit le projet de mariage avec M. Protet, il me sembla qu’on m’arrachait un morceau du cœur avec des tenailles. Jamais sans doute, dans le fond le plus intime de ma pensée, je n’avais eu l’outrecuidance d’élever la moindre prétention jusqu’à la fille de M. Groscler ; cependant il me semblait voir un brouillard de sang passer devant mes yeux chaque fois que le nom de Lucie, ce nom que j’osais à peine articuler, s’accouplait dans mes rêves à celui de Protet. Le sentiment de ma position relativement précaire et subalterne me donnait des rages que je n’osais m’avouer à moi-même. Tout en cherchant à lutter contre ces dispositions sauvages, j’arrivais à découvrir en moi des amas de tendresses délirantes. Pour moi, jusque-là, ni la femme ni les femmes n’avaient existé, et maintenant toutes les femmes autres que Lucie me semblaient personnellement responsables de l’impossibilité où je me sentais d’arriver jamais à elle. Elles me faisaient horreur. Ah ! si j’étais condamné à traîner toujours pauvrement et solitairement ma vie, de quel droit cet homme venait-il m’enlever brusquement ma dernière planche de salut, le calme de mon inconscience et de ma résignation ? Puisqu’il lui fallait une femme à cet homme, pourquoi venait-il s’interposer ainsi entre moi et la seule qui me semblât digne des adorations si pures qui bouillonnaient en moi ? N’étais-je donc pas assez misérable de me sentir à jamais un étranger, un indiffèrent pour elle ? Fallait-il donc y joindre encore le martyre permanent de la savoir aux bras d’un autre ? Et quel autre, aussi bien, serait dans le cas de l’aimer de l’amour dont je l’eusse aimée, moi ? — Moi, un indiffèrent pour elle ! Mais qu’est-ce qui le prouvait ? Combien de fois au contraire, pendant toute la durée de notre enfance, n’avais-je pas surpris dans sa voix, dans la douceur de son regard, dans la gentillesse de ses allures, la preuve évidente du contraire ? Si à tous les instans je m’étais senti si prêt à me sacrifier tout entier pour elle avec ravissement, avait-elle donc pu n’y rien deviner ? Non, c’était impossible ; l’amour d’un côté ne saurait être que le pressentiment de la réciprocité de l’autre. Mon dévouement eût-il été à ce point absolu, si elle n’avait été, bien qu’à son insu, toute disposée à accepter ce dévouement, et peut-être même à le récompenser un jour ? Donc c’était moi qui avais