Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réputé dans les environs. Avec le reste, on fait une confiture spéciale au pays qu’on appelle de la cougnarde. Cette confiture se fait à pleine chaudière. On enlève le noyau des cerises en les froissant à la poignée sur un crible à baguettes, puis on remue le résidu dans la grande chaudière avec une forte pelle en bois, jusqu’à ce que le tout soit suffisamment réduit par l’évaporation. Ce remuage, qui dure toujours de longues heures, est fatigant et ennuyeux. Un jour que la grande Hirmine en avait été chargée chez M. Groscler, nous la vîmes arriver brusquement chez nous tout essoufflée.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, Hirmine ? lui demanda mon père.

— Ce qu’il y a ?… Il y a… il y a qu’il est arrivé à midi chez M. Groscler deux chinois de Besançon, qu’il y en a un que je voudrais bien tenir tout seul au fond du vallon de Vergetôle, rien que pour lui faire voir quel joli quart d’heure il passerait !

— Et qu’est-ce qu’il vous a donc fait ?

— Il m’a fait… il m’a fait qu’il est venu à la cuisine basse avec madame, pour voir comment je faisais ma cougnarde. Vois-tu, mon cher Vacciné, une figure à souffleter tout de suite ? Un teint citron-moisi, des cheveux plats, des yeux cafards, un regard faux, une voix de chat ; il a eu le toupet de venir débiter jusque sous mon nez des fariboles à madame, et madame, Dieu me pardonne, me faisait l’effet d’y prendre goût. Moi, vois-tu, ça m’a mis en fureur, parce que je lui en veux toujours à cette femme-là ! Si elle avait eu le bon esprit de rester à Besançon, moi, je serais restée aussi où j’étais et d’où personne ne songeait à me renvoyer, au contraire. L’autre a voulu venir goûter ma cougnarde ; moi, qui me sentais cuire dans ma peau, je lui ai fait sauter, à ce qu’il paraît, de la cougnarde toute bouillante sur la main. Alors il se fâche ; moi, je l’envoie coucher. Il me donne un coup de pied ; moi, je lui applique ma pelle sur la figure, et je le laisse se débarbouiller avec madame, qui hurle après moi comme une possédée. Pour le coup, tu dois comprendre que j’ai fait la croix sur la porte de cette maison-là, et que de longtemps je n’y rentre…

Le monsieur qui avait si désagréablement impressionné la grande Hirmine s’appelait M. Protet. Il n’était effectivement pas beau. C’était un homme de trente-cinq à quarante ans. Je ne sais si cela venait de ce que les opinions de la grande Hirmine avaient déteint sur moi, mais le fait est qu’à première vue je me sentis mal à l’aise en le regardant. C’était un de ces hommes aux manières visqueuses qui soulèvent le cœur aux gens de mon espèce. On le disait avoué à Besançon. L’autre monsieur était ingénieur des ponts-et-chaussées. Il venait dans le vallon pour y faire les premières études de la belle route de Besançon à Pontarlier qui s’est exécutée depuis. Comme il lui fallait quelqu’un pour porter son attirail, M. Groscler m’avait