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mots. Son prénom véritable était, je crois, Herminie ; mais les gens de Vuillafans avaient martyrisé ce nom-là sans plus de scrupule que le mien. Amie intime de ma mère, la grande Hirmine avait été longtemps domestique chez M. Groscler avant qu’il ne se mariât, et n’en était sortie qu’après l’arrivée de Mme Groscler. Celle-ci ne lui avait pas trouvé l’humeur assez souple pour obéir toujours sans observation. Il en était résulté une première querelle à la suite de laquelle elle avait pris congé. Le fait est que la grande Hirmine n’était pas facile à brider. C’était une grande femme déjà vieille, à la figure maigre, avec des pommettes saillantes, des yeux pétillans, une grande bouche édentée et un menton de ganache. Quand quelqu’un l’ennuyait et qu’elle en venait à planter ses poings sur ses hanches pour lui dire son compte, on en entendait de rudes, car la grande Hirmine passait pour la plus forte en gueule de tout le village. Tout cela ne l’empêchait pas d’avoir un cœur d’or pour ses amis, d’être toujours la première à prendre le parti des gens dans la peine et de se moquer parfaitement du qu’en dira-t-on ? Du reste, la grande Hirmine avait un certain instinct d’honnêteté qui ne la trompait guère. Quand on l’entendait crier bien fort, mon père disait toujours : — Bon ! la voilà qui donne ! l’assimilant ainsi à un chien de chasse qui vient de trouver la piste. En effet, on pouvait être sûr alors qu’elle venait d’éventer quelque turpitude.

La grande Hirmine avait eu environ mille francs de patrimoine, dont les intérêts, joints aux petites économies qu’elle avait faites pendant ses longues années de service, avaient abouti à lui constituer un revenu de quatre-vingts francs. Avec cela, elle vivotait dans une petite chambre, en y joignant ce qu’elle gagnait en allant à sa journée comme laveuse de lessive. L’hiver, elle venait souvent à la veillée chez nous, tant par amitié que pour économiser son bois et sa lumière. Mon père se plaisait à la taquiner sur ses prétendus besoins de mariage. La pauvre fille avait eu des amours malheureux, ou plutôt des amours rentrés, comme disait mon père ; aussi le romanesque produisait-il sur elle le plus étonnant effet. M. Groscler me prêtait de temps en temps quelques livres que je lisais chez nous à la veillée. Mon auditoire habituel se composait de mon père aiguisant ses échalas, — de ma mère filant sa quenouille ou rapiéçant nos culottes, — de la Virginie Martel tricotant un bas, ainsi que de la grande Hirmine, et enfin de Félicien Griselit, mon intime ami, qui était chargé d’entretenir le feu. Comme alors je ne lisais encore qu’exactement plutôt que couramment, Télémaque nous dura un mois, d’autant mieux qu’à chaque séance venaient les réflexions. Dans le principe, la grande Hirmine avait tellement pris en grippe le sage Mentor, qu’elle lâchait quelques mailles à son tricot toutes les