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modestement que ce « rossignol du vieux temps » ne puisse redire à sa place les exploits du jeune prince; puis il reprend en ces termes :

« Les chevaux hennissent derrière la Soula, les trompettes sonnent à Novgorod[1], les drapeaux flottent à Poutivle ; mais Igor attend son doux frère, Vsevolod, le taureau sauvage. Celui-ci parait et lui dit : — « Frère unique, mon unique lumière, ô Igor ! nous sommes fils du même père. Prépare tes chevaux agiles; les miens sont sellés d’avance à Koursk; partons, mes Kouriens sont, tu le sais, des hommes intrépides; leurs mères les ont emmaillottés au son des trompettes; ils ont été bercés à l’ombre des casques et nourris sur la pointe d’une pique. Aucun sentier ne leur est étranger; ils connaissent tous les précipices; leurs arcs sont bandés, leurs carquois ouverts, leurs sabres aiguisés; ils courent dans la plaine comme des loups gris, en quête d’honneur pour eux et de gloire pour leur prince. »

« À ces mots, le vaillant Igor met le pied dans son étrier d’or, et les Russes s’avancent dans la plaine ouverte; mais le soleil s’obscurcit de nouveau, et l’ombre éveille les oiseaux aux chants sinistres; les bêtes féroces hurlent dans les champs; le dive[2] jette son cri du haut des arbres pour avertir les pays inconnus, les bords du Volga, et ceux de la mer, de la Soula, du Souroj, Khorsoun, et l’idole de Tmoutorakane.

« A l’approche des Russes, les Polovtsi accourent par des routes non frayées; leurs chariots nocturnes crient comme une bande de cygnes effarouchés. Le prince marche vers le Don, mais les animaux pressentent le malheur qui attend son armée. En la voyant passer, les loups hurlent dans les ravins, les renards glapissent, les aigles battent des ailes sur les ossemens et appellent les bêtes fauves; mais la nuit vient peu à peu, le brouillard a couvert la campagne, le chant du rossignol s’est tu, et le bavardage des pies a cessé. Les Russes s’arrêtent au milieu d’une vaste plaine et l’entourent de leurs boucliers rouges; ils se préparent à acquérir des honneurs et à donner de la gloire à leur prince.

« Le combat s’engage dès l’aurore; les rangs des Polovtsi maudits sont foulés aux pieds; les Russes se répandent dans la plaine comme des flèches; ils s’emparent de belles filles Polovtsiennes et d’une foule d’objets précieux. Les ortma[3], les manteaux, les fourrures et beaucoup d’autres vêtemens qu’ils recueillent leur servent à faire des ponts sur les marais et les fondrières. Un étendard rouge, un guidon blanc, une écharpe rouge, un bâton d’argent, reviennent de droit au fils de Sviatoslaf; puis son intrépide couvée

  1. Il y a en Russie trois villes de Novgorod, et on les distingue par des surnoms : Novgorod-Veliki (la grande), située au nord; Nijnei-Novgorod (la basse) à l’est, et Novgorod-Severskoï (septentrionale) dans le midi, ainsi nommée parce qu’elle se trouve au nord de Kief. Il est question, bien entendu, de cette dernière, qui était le chef-lieu de la principauté à laquelle Igor commandait.
  2. Oiseau fabuleux qui était le symbole du malheur chez les Slaves; il en était de même du corbeau. Les peuples de cette race ont eu de tout temps un respect particulier pour les oiseaux. Ils pensaient qu’après la mort les âmes prenaient la forme de pigeons blancs. Les hommes du peuple ont encore, en Russie, une sorte de vénération pour les pigeons.
  3. Pièce d’habillement.