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redoutables voisins ; ils semblaient avoir pris à tâche d’encourager leur audace.

La plus puissante de ces tribus nomades était celle des Polovtsi, dont l’auteur du poème parle avec un profond dédain. Au IXe siècle, ils s’étaient répandus des gorges de l’Oural dans les plains que les farouches Petchenègues occupaient à l’embouchure du Volga, et pouvaient mettre, assure-t-on, près de six cent mille hommes sous les armes. A peine descendus de l’Oural, les Polovtsi se firent redouter des Grecs par de fréquentes invasions. Malheureux dans ces tentatives, ils regagnèrent les bords du Volga, s’emparèrent de quelques villes fondées par les Khozars et s’y établirent. Leur première incursion en Russie remonte, suivant Nestor, à l’an 1055 ou 1066, et jamais ils n’y furent plus redoutés qu’à la fin du Xie siècle. Cependant, longtemps après et peut-être même à l’époque où se passe l’action qui fait l’objet du Poème d’Igor, ils possédaient encore Tmoutorakane[1] et presque toute la Crimée.

Le portrait que le chantre d’Igor nous fait des Polovtsi et les termes de colère qu’il leur applique ne sont nullement exagérés. A l’époque où ce poème fut composé, les Polovtsi étaient plongés dans le plus profonde barbarie, et Nestor assure même qu’ils se nourrissaient d’animaux morts Ce peuple avait d’ailleurs la plupart des qualités militaires qui distinguent de nos jours les Kosaks, ses descendans[2]; aussi les princes russes les prenaient-ils volontiers pour auxiliaires. Le héros du poème, le prince Igor, eut maintes fois recours à eux dans ses nombreuses campagnes; mais le plus souvent les Polovtsi, oubliant et leurs alliances et leurs sermens, se jetaient inopinément sur les provinces russes et les dévastaient pour leur propre compte. Ils infestaient surtout les bords du Dnieper, et les caravanes de marchands qui descendaient annuellement ce fleuve pour se rendre en Grèce avaient toujours à repousser quelque attaque de ces audacieux pillards.

Les princes russes dont les possessions souffraient le plus du voisinage des Polovtsi se bornèrent pendant longtemps à les repousser, mais plus tard ils ne se firent pas faute d’aller châtier ces indomptables ennemis au fond de leurs déserts. Quelque terribles qu’elles fussent, ces représailles n’amenaient d’autre résultat que des pertes réciproques. Peu de temps avant l’expédition d’Igor, plusieurs princes, commandés par Sviatoslaf de Kief, réunirent leurs forces

  1. Le lieu où était située la principauté de Tmoutorakane, dont le nom disparaît des annales russes dès les premières années du XIIe siècle, a été longuement discuté. Il paraît que l’on appelait ainsi anciennement l’île de Taman, dans la Mer-Noire, et qu’un prince russe y régnait encore à la fin du XIe siècle. Ce qui le prouve, c’est une inscription trouvée dans les ruines de Taman ou Phanagrie, sous le règne de Catherine II; mais les Russes n’avaient point conservé ce territoire, car, lorsqu’en 1016 ils abandonnèrent à la Grèce leurs anciennes possessions en Crimée, il fut stipulé que Tmoutorakane leur appartiendrait; ils en furent chassés par les Polovtsi au siècle suivant.
  2. Lorsqu’en 1223 les Tatars parurent pour la première fois dans les plaines du Don, les Polovtsi, refoulés par eux dans les déserts, furent réduits à s’attaquer et à s’entre-dévorer. Ils se réfugièrent dans les marais à l’embouchure du Dnieper, du Volga et du Don. Plus tard, des Russes et des hommes de toutes les tribus qui erraient dans ces contrées se joignirent à eux. Telle est l’origine des Kosaks; mais l’élément russe a fini par effacer presque complètement, au sein de ces associations guerrières, l’esprit et les mœurs qui les avaient d’abord caractérisées.