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que le Poème d’Igor datât de cette époque. Qu’ils parcourent cependant le tableau généalogique des premiers descendans de Rurik, ils les verront s’allier avec les principales familles régnantes des contrées occidentales[1]. Ce rapprochement s’explique aisément, car depuis l’introduction du christianisme jusqu’à la période d’anarchie qui précéda l’invasion mongole-tatare (1237), la plupart d’entre les descendans de Rurik s’efforcèrent à l’envi d’éclairer la Russie. Le grand prince Vladimir fonda des écoles où l’on enseignait aux enfans du peuple à lire et à écrire. Cet exemple fut suivi par Yaroslaf son fils, esprit éclairé, qui appela à sa cour des écrivains étrangers, fit traduire des ouvrages grecs en slavon et composa plusieurs livres destinés à l’enseignement. On affirme même qu’une école d’enseignement supérieur, instituée pour former des prêtres et des administrateurs, fut ouverte par ses ordres dans la ville de Novgorod, et que les cours en étaient suivis par trois cents jeunes gens des meilleures familles. Une institution du même ordre existait à Smolensk; on y avait formé une bibliothèque qui comprenait, à la fin du XIIe siècle, plus de mille volumes d’ouvrages grecs, et il paraît qu’indépendamment de cette langue et du slavon, on y enseignait aussi le latin. Il est certain encore que le commerce russe entretenait dès lors d’activés relations avec les peuples orientaux, ainsi que le prouvent les monnaies que l’on a retrouvées dans les environs de Kief, de Novgorod, de Tchernigof et de beaucoup d’autres villes. Tels étaient les rapports maritimes entre la Russie et Constantinople, que le Dnieper, avait reçu le nom de Chemin de la Grèce, et la Mer-Noire celui de Mer des Russes. Les annales du temps attestent que les lois en vigueur étaient déjà rédigées sous forme de code, et, chose bien digne de remarque, tout homme libre était affranchi des peines corporelles. Enfin les auteurs contemporains appellent Kief, alors capitale du pays, l’émule de Constantinople. Tout semblait annoncer que la Russie allait hériter des richesses littéraires et scientifiques dont la Grèce se montrait indigne. Malheureusement les guerres civiles et l’invasion tatare devaient arrêter ce rapide essor. La Russie était destinée à perpétuer jusqu’à nos jours en Europe les instincts grossiers et les vertus primitives qu’une civilisation raffinée tend à effacer de plus en plus parmi les autres peuples.

Le Poème d’Igor nous transporte à la fin de cette période de civilisation précoce si brusquement interrompue. L’expédition militaire d’Igor contre les Polovtsi nous place en 1185. Le puissant empire dont Rurik avait jeté les fondemens s’est écroulé : la Russie n’a plus de centre; elle est divisée en provinces rivales dont les chefs prennent arbitrairement le titre de grands-princes, et se font reconnaître en cette qualité par les princes apanages qui se trouvent dans leur dépendance. Ainsi démembrée, la Russie était nécessairement hors d’état de résister longtemps à la pression incessante des peuplades sauvages qui la bornaient à l’orient. Par un aveuglement fatal, les princes russes et particulièrement ceux de Tchernigof ne craignaient point, dans les guerres qu’ils se faisaient entre eux, d’appeler à leur aide ces

  1. Une des filles du grand prince Yaroslaf épousa Henri Ier, roi de France. Le prince Vladimir Monomaque, mort en 1125, fut marié en premières noces avec une fille d’Harold, roi d’Angleterre; mais c’est surtout avec les princes et les princesses des cours de Constantinople et de Hongrie que ces alliances étaient communes.