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production écrite en langue vulgaire par un auteur russe du XIIe siècle, et à ce titre comme le plus ancien monument de la littérature nationale[1]. Cette assertion trouva bientôt des contradicteurs. Quelques érudits assurèrent même que l’œuvre était apocryphe. Il s’engagea une discussion très vive, dans laquelle prévalut l’avis d’un juge très compétent en matière de bibliographie slave, le savant Schloetzer, qui reconnut hautement l’authenticité du document découvert par M. Moussine-Pouchkine. Il y a vingt ans néanmoins, un petit groupe d’écrivains, disciples d’Ewers[2], cherchèrent à porter de nouveau le doute là où l’érudition de Schloetzer avait fait pénétrer la lumière. Non-seulement ils récusaient la valeur historique du Poème d’Igor, mais ils niaient l’authenticité de la plupart des anciennes chroniques du pays. C’est au milieu de cette polémique, qui dure encore, mais en s’apaisant, que s’est produite la publication de M. Boltz.

Si nous acceptons le Poème d’Igor comme un document authentique, il nous reste encore une question à résoudre. Dans quel dialecte est écrit ce poème ? — La Société des amis de la littérature slave mit cette question au concours. — Le texte publié par M. Moussine-Pouchkine n’étant qu’une copie, il importait de préciser l’époque à laquelle remonte ce manuscrit, afin de le purger des locutions que le copiste aurait pu y introduire. On l’étudiait à ce point de vue, lorsque l’incendie de Moscou, en 1812, détruisit le précieux document avec beaucoup d’autres. De 1794 à 1812, dix-huit années s’étaient écoulées, et pendant cet espace de temps assez long, personne, il faut bien le dire, n’avait songé à examiner attentivement le manuscrit du Poème d’Igor. « On ne sait même point, dit M. Boltz, si le papier des feuillets était de fil ou de

  1. Depuis la fin du Xe siècle jusqu’au règne de Pierre le Grand, il y eut en Russie deux langues, l’une vulgaire et l’autre écrite. Cette dernière, qui est le slavon, idiome adopté pour la liturgie par les fondateurs du culte gréco-slave, fut longtemps à se fixer. C’est à Kief qu’elle prit peu à peu la forme sous laquelle on la retrouve dans les livres d’église actuellement en usage. A Novgorod, elle se rapprocha beaucoup plus du russe vulgaire. Plus tard, ces deux branches de l’idiome littéraire se répandirent dans le reste du pays, et y donnèrent naissance aux dialectes provinciaux contemporains. Ceux-ci se décomposent en deux groupes : l’un comprend les dialectes parlés au centre de l’empire, dans les districts de Moscou, de Vladimir et de Novgorod, l’autre ceux qui sont en usage plus au nord, dans les districts d’Arkhangel, de Zavolojsk et dans toute la Sibérie. Chacun de ces dialectes compte plusieurs variétés; celui de Moscou, qui est le plus répandu, sert aujourd’hui de langue écrite. Dans les autres provinces slaves de l’empire, l’idiome vulgaire est mélangé de polonais.
  2. Ewers est un érudit allemand dont l’influence s’est exercée en Russie parmi les professeurs de l’université de Moscou, Esprit éminemment critique, Ewers écarta comme fabuleux les renseignemens fournis par le premier chroniqueur russe, Nestor, sur les temps antérieurs au XIe siècle. Il rompait ainsi avec l’opinion qui avait prévalu jusqu’à lui, représentée par Muller, Schloetzer, etc., et qui acceptait ces renseignemens comme véridiques. Les professeurs formés à l’école d’Ewers ont poussé plus loin que lui le scrupule historique ; ils ne font dater l’histoire de Russie que du XIVe siècle. Une tendance exagérée vers le cosmopolitisme, partagée un moment par les hautes classes de l’empire, explique ces théories si peu indulgentes pour les partisans de l’ancienneté de la puissance russe. Aujourd’hui on en revient à une appréciation plus équitable et plus sérieuse de la question.