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lorsque quelqu’un souffre une injure dont, par aucune voie ni dans aucun temps, il ne peut avoir raison, sa dernière consolation est de dire : « Eh bien ! par le Dieu vivant, tu me le paieras au double au dernier jour. Tu ne passeras point le poul Serrho que tu ne me satisfasses auparavant ; je m’attacherai au bord de ta veste et je me jetterai à tes jambes. » J’ai vu beaucoup de gens éminens et de toutes sortes de professions qui, appréhendant qu’on ne criât ainsi haro sur eux au passage de ce pont redoutable, sollicitaient ceux qui se plaignaient d’eux de leur pardonner… Croirai-je que l’idée de ce pont, qui répare tant d’iniquités, n’en prévient jamais ? Que si l’on ôtait aux Persans cette idée, en leur persuadant qu’il n’y a ni poul Serrho, ni rien de semblable, où les opprimés soient vengés de leurs tyrans après la mort, n’est-il pas clair que cela mettrait ceux-ci fort à leur aise, et les délivrerait du soin d’apaiser ces malheureux ?… Philosophe, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en, de grâce, la sanction ; cesse un moment de battre la campagne, et dis-moi nettement ce que tu mets à la place du poul Serrho[1] ! »

En relisant ces belles et fortes paroles dans mon cabinet, je me reporte malgré moi à la lecture que j’en faisais à la Sorbonne, aux impressions que mon auditoire en recevait, aux explications qu’il me demandait, aux lettres qu’il m’écrivait, enfin à toute cette communication d’idées et de sentimens qui est la plus grande utilité du professorat, et qui en est aussi le charme et l’honneur. J’ai toujours eu l’habitude de combattre les préjugés que je pense trouver dans mon auditoire, et je n’avais garde d’y manquer le jour où je commentais l’éloge que Rousseau fait du poul Serrho ou de la nécessité des croyances surnaturelles pour servir de sanction à la morale privée et publique. Je représentais donc qu’il y a deux sociétés : l’une qui a des croyances surnaturelles, c’est-à-dire des scrupules, des remords, des expiations, des pénitences, où l’homme relève surtout de sa conscience, et où le pouvoir de la conscience dans le monde est représenté par le culte et par les ministres du culte ; l’autre qui n’a pas de croyances surnaturelles, qui croit que tout finit avec cette vie, et qui ne craint par conséquent de châtimens que ceux de la loi. Je cherchais à personnifier ces deux sociétés entre lesquelles il faut que l’homme choisisse : celle de la conscience et celle du code pénal, et, pour type de l’une, je prenais le prêtre, dont le devoir est de s’adresser aux consciences, et qui souvent même remplace celles qui sont muettes et insensibles ; pour type de l’autre, je prenais le gendarme, qui repousse le mal par la force. Il faut choisir, disais-je, entre le prêtre et le gendarme ! Je vis aussitôt au mouvement de

  1. Fin de la profession de foi du vicaire savoyard.