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Partout dans la correspondance de Rousseau, je trouve des témoignages de sa foi en Dieu, et il ne serait pas difficile de recueillir çà et là dans ses lettres les pensées éparses de la profession de foy du vicaire. « J’ai de la religion, mon ami, écrit-il en 1758 à M. Vernes, et bien m’en prend ; je ne crois pas qu’homme au monde en ait autant besoin que moi. J’ai passé ma vie parmi les incrédules sans me laisser ébranler, les aimant, les estimant beaucoup sans pouvoir souffrir leur doctrine… Mon ami, je crois en Dieu, et Dieu ne serait pas juste, si mon âme n’était pas immortelle. Voilà, ce me semble, ce que la religion a d’essentiel et d’utile ; laissons le reste aux disputeurs. — Je vous l’ai dit bien des fois, nul homme au monde ne respecte plus que moi l’Évangile, dit-il encore à M. Vernes dans une autre lettre écrite aussi en 1758 ; c’est à mon gré le plus sublime de tous les livres. Quand tous les autres m’ennuient, je reprends toujours celui-là avec un nouveau plaisir ; et quand toutes les consolations humaines m’ont manqué, jamais je n’ai recouru vainement aux siennes. »

La profession de foi du vicaire savoyard n’est donc pas dans Rousseau une fiction romanesque ; il y exprime sa pensée et son sentiment ; mais il n’a pas pris son vicaire et l’élève qu’il lui donne dans l’histoire de sa vie seulement et de ses sentimens ; il les a pris aussi dans son imagination. Il a fait pour eux comme pour Saint-Preux et comme pour Julie, où il a mis beaucoup de sa personne, en substituant souvent ce qu’il aurait voulu être à ce qu’il avait été. Ce disciple qu’il met près du vicaire pour en faire le confident et le converti de la profession de foi a eu toutes les erreurs de Rousseau ; il en a aussi les qualités. Le vicaire, quoique Rousseau en fasse un sage ou un apôtre, tient aussi des défauts de Rousseau, et on dirait que l’auteur s’est partagé lui-même entre ces deux personnages, voulant être à la fois l’apôtre et le prosélyte des vérités qu’il va annoncer. « J’apprenais à le respecter chaque jour davantage, dit le disciple parlant du vicaire, et tant de bontés m’ayant tout à fait gagné le cœur, j’attendais avec une curieuse inquiétude le moment d’apprendre sur quel principe il fondait la paix de sa vie uniforme. » Mais le maître ne trouvait pas le disciple encore assez préparé de cœur à goûter la vérité. « Ce qu’il y avait en moi de plus difficile à détruire, dit le disciple ou plutôt Rousseau avec un retour évident sur son caractère, était une orgueilleuse misanthropie, une certaine aigreur contre les riches et les heureux du monde, comme s’ils J’eussent été à mes dépens, et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. » Peu à peu le bon prêtre apprend au jeune homme à mieux comprendre le mystère de la vie humaine. « L’homme qui fait le plus de cas de la vie est celui qui sait le moins en jouir, et