Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II. — L’INSTRUCTION ET L’EDUCATION MORALE.


I.


La conduite de la vie dépend de l’instruction de l’esprit presque autant que de l’éducation du cœur. Avant donc de s’occuper particulièrement de l’éducation morale d’Émile, avant de lui révéler les idées religieuses qui devront lui servir de règles et d’appuis, Rousseau s’occupe de la manière d’instruire Émile et de former son esprit. Il ne cherche pas si Émile doit être appliqué aux lettres plutôt qu’aux sciences, aux sciences plutôt qu’aux lettres, toutes questions dont Rousseau ferait grand fi : il explique seulement de quelle façon il veut s’y prendre pour développer l’esprit de son élève. Cette méthode d’instruction a ses avantages et ses inconvéniens, qui méritent d’être examinés.

De même que l’enfant a sa sensibilité, sa moralité et son activité, mais que tout cela est d’un enfant et non d’un homme, de même il a aussi de la mémoire, de l’intelligence et du raisonnement, mais tout cela aussi dans la mesure d’un enfant et non d’un homme : voilà le principe qu’il ne faut jamais oublier. De ce côté, la faculté la plus intéressante à étudier dans les enfans est la mémoire, parce que nous y pouvons voir plus clairement qu’ailleurs la méthode naturelle d’instruction que suivent les enfans. Rousseau croit que « les enfans, n’étant pas capables de jugement, n’ont point de véritable mémoire. Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons[1]. » Les enfans n’ont pas la mémoire des hommes, mais ils ont la mémoire des enfans, celle qu’il leur faut, celle qui les initie le plus vite possible aux connaissances qui leur sont le plus nécessaires, celle qui leur apprend la langue et récriture, celle qui les met en communication avec le monde qui les entoure.

Rousseau ne semble pas d’avis de faire apprendre plusieurs langues aux enfans. « L’enfant, dit-il, ne peut apprendre à parler qu’une langue. Il en apprend plusieurs, me dit-on : je le nie. J’ai vu de ces petits prodiges qui croyaient parler cinq ou six langues. Je les ai entendus successivement parler allemand en termes latins, en termes français, en termes italiens ; ils se servaient à la vérité de cinq ou six dictionnaires, mais ils ne parlaient toujours qu’allemand[2]. » Rousseau a mille fois raison. À prendre la langue comme l’expression de l’intelligence propre à chaque homme et à chaque

  1. Émile, livre II.
  2. Ibid.