Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’éducation morale et religieuse ne peut pas commencer trop tôt. Elle attaque sans hésiter le système d’éducation négative de Rousseau, dont le premier inconvénient à ses yeux comme aux miens est d’être impossible. Vous avez beau faire en effet, l’enfant ne restera pas isolé ; il ne vivra pas dans une Thébaïde sans aucun commerce avec les hommes. Rousseau fait vivre son Émile dans un milieu imaginaire ou dans je ne sais quel château solitaire où le maître est seul avec l’enfant, où le précepteur conduit et dirige tout, où les domestiques même parlent et se taisent comme il veut. À ce compte et pour maîtriser ainsi la force des choses, il faut être grand seigneur ou deux ou trois fois millionnaire. Émile est donc une exception qui ne peut pas faire loi. Prenons les enfans du monde ordinaire ; ils ont des camarades, ils ont des parens ; ces parens ont des domestiques, et tout ce monde-là par le aux enfans et les instruit au bien ou au mal, même sans le vouloir. L’isolement moral des enfans est donc une chimère. De plus, les enfans, outre les suggestions inévitables du dehors, ont des penchans naturels, et ces penchans sont souvent mauvais. Les laisserez-vous se développer librement ? ne chercherez-vous pas à les réprimer ? L’âme de l’enfant n’est pas aussi indifférente et aussi inactive que veut le croire Rousseau ; elle n’attend pas un certain âge pour vivre et pour agir. Le corps grandit, l’âme aussi, et Dieu n’a pas doué la nature morale de l’homme de moins de vitalité et de moins de sève que la nature physique. L’homme croît dans tous les sens. Ne devancez pas l’ordre de la nature : le précepte est excellent ; mais suivez cet ordre, avancez quand elle avance, agissez quand elle agit. L’éducation et la nature doivent marcher du même pas. Il ne faut pas que l’éducation en soit encore aux commencemens quand la nature en est déjà au progrès. Trop de retard est aussi mauvais que trop de hâte. Quand le maître va trop lentement, de même que lorsqu’il va trop vite, l’élève finit par aller tout seul.

La meilleure preuve que la nature ne veut pas que l’enfant reste étranger au monde moral, c’est qu’il y a chez l’enfant dès ses premières années des sentimens qui l’introduisent dans le monde moral, — Par exemple la sympathie, que Mme Necker-Saussure cite avec raison comme un des sentimens qui ont le plus de part dans l’éducation des enfans. La sympathie est un instinct qui, chez les enfans comme chez les hommes, tient à la fois du moral et du physique, et je dirais volontiers que, selon les divers degrés de l’éducation, la sympathie tient plus du physique que du moral, ou du moral que du physique ; mais chez tous les hommes elle garde de sa double nature. Chez les enfans, elle est toute-puissante, et il est visible que ce sentiment est un des moyens que la nature emploie pour l’éducation