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sa curiosité s’est éveillée : si vous n’y prenez garde, il va chercher ce qu’avait cet homme ; il va réfléchir, il va entrer dans le monde moral. Que faire dans ce cas ? « Eh ! nous dit Rousseau, point de beaux discours, rien du tout, pas un seul mot. Laissez venir l’enfant. Étonné du spectacle, il ne manquera pas de vous questionner. La réponse est simple : elle se tire des objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage enflammé, des yeux étincelans, un geste menaçant, il entend des cris, tous signes que le corps n’est pas dans son assiette. Dites-lui posément, sans affectation, sans mystère : Ce pauvre homme est malade ; il a un accès de fièvre[1]. » Bon ! voilà l’enfant préservé pour cette fois de la connaissance du bien et du mal moral et ramené par un stratagème salutaire à la connaissance du mal physique ; mais prenez garde : dans cette comédie que vous jouez autour de l’enfant, il faut que tout le monde sache bien son rôle ; qu’il y ait un seul acteur maladroit ou distrait, tout est perdu. Rousseau le reconnaît : « Un éclat de rire indiscret peut gâter le travail de six mois et faire un tort irréparable pour toute la vie… Je me représente mon petit Émile, au fort d’une rixe entre deux voisines, s’avançant vers la plus furieuse et lui disant d’un ton de commisération : — Ma bonne, vous êtes malade ; j’en suis bien fâché ! — À coup sûr cette saillie ne restera pas sans effet sur les spectateurs et peut-être sur les actrices. Sans rire, sans le gronder, sans le louer, je l’emmène de gré ou de force avant qu’il puisse apercevoir cet effet ou du moins avant qu’il y pense, et je me hâte de le distraire sur d’autres objets qui le lui fassent bien vite oublier. » Quels soins, quelles précautions pour remplacer la vérité ! Et notez que si l’enfant s’aperçoit un seul instant qu’on l’a trompé, tout est perdu, ou bien, ce qui est pis encore, l’enfant, sans le dire et même sans s’en rendre un compte exact, prend un rôle dans la comédie qu’on joue autour de lui ; il consent à être trompé, parce que l’appareil compliqué qu’on emploie pour le tromper l’amuse et flatte sa vanité. Je dirais volontiers qu’il se fait prince encore de ce côté, c’est-à-dire qu’il se prête de bonne grâce aux efforts qu’on fait pour le mettre en scène.

Les précautions que prend Rousseau pour faire croire à son élève que la colère est la fièvre me font souvenir d’une petite histoire que me contait il y a plusieurs années un médecin de mes amis. Il avait été appelé pour donner des soins à un jeune prince. C’était au mois de janvier. Il trouve l’enfant qui avait devant lui une grande corbeille de dragées qu’il remuait à pleines mains. Ne pensant qu’au mal que l’enfant pouvait se faire en mangeant ces dragées, le médecin lui demanda ce qu’il faisait là. « Je joue avec des haricots, répond l’enfant. —

  1. Émile, livre II.