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sûr qu’il ne vous écoutera point du tout, ou qu’il se fera du monde moral dont vous lui parlez des notions fantastiques que vous n’effacerez de sa vie[1]. »

Nous retrouvons ici encore la prédilection que Rousseau a pour l’éducation naturelle et la peur qu’il a du développement des facultés intellectuelles de l’homme. Il veut retarder l’instant où l’enfant se mettra à réfléchir, parce que l’homme qui réfléchit est un animal qui se déprave ; il veut donc que l’enfant reste le plus longtemps possible dans le monde physique, où il n’y a que des sensations, et qu’il n’entre que fort tard dans le monde moral, c’est-à-dire dans le monde des réflexions. Est-ce possible ? Voilà ma première objection.

L’enfant est entouré par le monde moral comme par le monde physique, et il ne peut pas plus rester étranger à l’un qu’à l’autre. Étant homme et destiné à vivre dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique, l’enfant acquiert peu à peu la connaissance de ces deux mondes, et si en commençant il vit plus dans l’un que dans l’autre, il voit cependant le monde moral s’ouvrir peu à peu pour lui. Rousseau craint qu’il n’y entre par la mauvaise porte, c’est-à-dire par la Porte des préjugés et des conventions sociales. Il faut tâcher assurément qu’il n’y entre pas par cette mauvaise porte, mais par la bonne, et ce doit être là l’œuvre de l’éducation. Cependant vouloir lui fermer tout à fait ce monde qu’il voit partout, vouloir le confiner dans le monde physique, des deux connaissances qu’il doit acquérir progressivement lui interdire la plus importante, l’empêcher de marcher de peur qu’il ne tombe et lui ôter le libre développement de son âme après avoir plaidé si énergiquement pour qu’il ait le libre développement de ses membres, c’est une étrange prétention ; c’est de plus une impossibilité, et je n’en veux d’autre preuve que les précautions que Rousseau est obligé de prendre pour cacher à son élève ce monde moral que la nature veut lui révéler peu à peu, mais que le philosophe ne veut lui révéler qu’à l’heure qu’il a marquée.

Voici par exemple un homme qui se met en colère devant Émile ; la colère est une passion, les passions appartiennent au monde moral. Or Émile doit ignorer tout cela. Que faire ? Un pédagogue vulgaire, et qui n’aurait point pour maxime de dérober le monde moral à la connaissance de son élève, profiterait peut-être de cette occasion pour dire à Émile que la colère est un péché capital que Dieu condamne et qu’il faut bien prendre garde de tomber dans la même faute que cet homme. Une passion, un péché, une faute. Dieu, toutes choses qu’Émile doit ignorer encore profondément ! Mais pourtant

  1. Émile, livre II.