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par la conformité des habitudes, le génie imitateur des enfans, qui se forme sur les exemples qu’il a sous les yeux, et qui n’en a pas qui lui soient plus proches que ceux de sa mère. Les docteurs chrétiens, sachant cette vocation naturelle que les mères ont pour élever les petits enfans, n’ont pas manqué de leur en faire un devoir et un mérite auprès de Dieu : non qu’ils veuillent faire des mères des professeurs d’arts et de sciences ; ils se défient fort de l’enseignement des femmes. « Mes sœurs, dit saint Chrysostôme, ne vous ingérez point de procurer la gloire de Dieu et le salut du prochain par des instructions publiques. La femme s’est mêlée une seule fois d’enseigner l’homme, et elle a perdu tout le monde. Ne vous laissez pas abattre néanmoins par ce reproche : Dieu vous a donné une occasion de vous sauver, c’est l’éducation de vos fils que vous devez considérer comme autant d’aides qu’il vous procure pour arriver au salut… Oui, Dieu, pour consoler la femme, lui a donné d’élever les enfans qu’elle a enfantés. L’enfantement, dites-vous, est une nécessité de la nature. Il est vrai ; mais l’éducation est une œuvre de volonté, et c’est par là que la femme répare la faute primitive. L’enfantement tient du châtiment, l’éducation tient de la rédemption[1]. »

Du devoir qu’ont les mères de nourrir leurs enfans, Rousseau passe à celui qu’ont les pères de les élever. « Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur, dit-il, est le père. Qu’ils s’accordent dans l’ordre de leurs fonctions ainsi que dans leur système ; que des mains de l’une l’enfant passe dans celles de l’autre. Il sera mieux élevé par un père judicieux et borné que par le plus habile maître du monde, car le zèle suppléera mieux au talent que le talent au zèle. — Mais les affaires, les fonctions, les devoirs… Ah ! les devoirs ! sans doute le dernier est celui de père ? Ne nous étonnons pas qu’un homme dont la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union dédaigne de l’élever. Il n’y a point de tableau plus charmant que celui de la famille ; mais un seul trait manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop peu de santé pour être nourrice, le père aura trop d’affaires pour être précepteur[2]. »

Rousseau veut-il donc que le père soit véritablement le précepteur et le professeur de son fils ? Oui, comme il veut que la mère en soit la nourrice et dans la même mesure. Ce qu’il blâme, ce sont ces familles où les enfans sont envoyés en nourrice quand ils naissent, envoyés au collège quand ils reviennent de nourrice, appliqués à une profession quand ils reviennent du collège, et toujours hors de la maison paternelle. Y a-t-il là vraiment une famille ? Il y a un nom commun,

  1. Saint Chrysostôme, t. XI, p. 663. Homélies sur l’épitre à Timothée.
  2. Émile, livre Ier.