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écrire. Veut-on faire un homme robuste et fort ? on fait un ignorant, si bien que dans l’opinion ordinaire qui dit un homme robuste dit un nigaud d’esprit, et qui dit un savant dit un nigaud de corps. Le pire, c’est d’être à la fois nigaud d’esprit et nigaud de corps, ignorant et valétudinaire, comme l’étaient ceux dont les Romains disaient qu’ils n’étaient ni lettrés ni nageurs, comme le sont les enfans élevés trop mollement et qui ne savent se servir ni de leur esprit ni de leur corps.

Rousseau, qui, pour élever un enfant, voulait commencer par refondre la société, ne devait pas hésiter à proposer de refondre tout au moins la famille : il commence donc l’éducation de l’enfant par celle du père et de la mère. Au père il conseille d’élever lui-même son enfant, à la mère il propose de le nourrir. Un mot sur ces deux points.

L’auteur de l’Émile n’est point assurément le premier qui ait prescrit à la mère de nourrir elle-même son enfant. Bien d’autres l’avaient dit avant lui, et le bénédictin Cayot[1] est loin d’avoir noté sur ce point tous les plagiats de Rousseau. « Il faut, dit Plutarque dans son traité sur l’éducation des enfans, que les mères nourrissent elles-mêmes leurs enfans et qu’elles leur donnent le sein, parce que, les ayant nourris, elles les aimeront mieux que ne peuvent faire des nourrices mercenaires. » Au XVIe siècle, un poète à la fois latin et français, Scévole de Sainte-Marthe, dans son poème de la Nourriture des Enfans (Pœdotrophia), avait déjà rappelé les mères à leur devoir. — Eh quoi ! disait le poète en vers touchans :

Ipsae etiam alpinis villosæ in cautibus ursæ,
Ipsæ etiam tigres et quidquid ubique ferarum est,
Debita servandis concedunt ubera natis !
Tu, quam miti aniino natura benigna creavit,
Exsuperes feritate feras nec te tua tangant
Pignora, nec querulos puerili e gutture planctus,
Nec lacrymas misereris, opemque insueta recuses,
Quam præstare tuum est et quæ te pendet ab unâ ?
Dulcia quis primi captabit gaudia risus,
Et primas voces et blaesæ murmura linguæ ?
Tune fruenda aliis potes ista relinquere demens ?
Tantique esse putas teretis servare mamillæ
Integrum decus et juvenili in pectore florem ?

Pendant que le poète du XVIe siècle[2] conjurait les mères de s’acquitter d’un devoir qui devient un plaisir, le grand chirurgien

  1. Cayot, bénédictin, né en 1726, mort en 1779, auteur d’un livre intitulé les Plagiats de Jean-Jacques Rousseau.
  2. Voir sur Scévole de Sainte-Marthe la notice intéressante de M. Feugère, placée à la suite de la vie d’Henri Etienne que vient de couronner l’Académie française.