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causé par les intérêts. La froideur de la jeunesse surtout le surprit et l’affligea. Il se reportait aux processions et aux feux de joie de son enfance et ne comprenait pas que les hommes libres de l’Amérique vissent avec indifférence la réapparition de Lafayette, la fermeté, le calme du peuple et l’avenir de liberté qui semblait s’ouvrir pour l’Europe. Un soir, vers cette époque, il rencontra une personne de sa connaissance : « Eh bien! monsieur, dit-il avec un accent de sarcasme qui ne lui était pas habituel, êtes-vous aussi trop vieux, trop sage, comme les jeunes gens du collège, pour avoir quelque enthousiasme à témoigner en faveur des héros de l’École polytechnique ? — Monsieur, répondit son interlocuteur, vous me semblez être le seul jeune homme que je connaisse. — Toujours jeune pour la liberté ! » repartit Channing d’une voix vibrante et en serrant chaleureusement la main de son ami.

Voilà de nobles sentimens dont il est bien de ne jamais rougir. Et pourtant les idées politiques et sociales de Channing, qui sont assurément le côté par lequel il est le plus acceptable, sont-elles à l’abri de la critique ? Un peuple qui réaliserait l’idéal de Channing serait-il vraiment un peuple organisé d’après les principes de la civilisation moderne ? Nous ne le pensons pas. Ce serait un peuple honnête, rangé, composé d’individus bons et heureux; ce ne serait pas un peuple grand. La société humaine est plus complexe que Channing ne le suppose. En présence de calamités comme celles du moyen âge, on se laisse aller à croire que l’essentiel serait de rendre la vie le moins malheureuse possible; en présence d’un relâchement moral comme celui dont nous sommes les témoins, on se figure volontiers que l’œuvre de la réforme sociale consisterait à donner au monde un peu d’honnêteté; mais ce sont là des vues exclusives conçues sous l’empire de nécessités momentanées. L’homme n’est pas ici-bas pour être heureux; il n’y est même pas pour être simplement honnête : il y est pour réaliser de grandes choses par la société, pour arriver à la noblesse (à la sainteté, comme disait le christianisme) et dépasser la vulgarité où se traîne l’existence de presque tous les individus. Le moindre inconvénient du monde de Channing serait qu’on y mourrait d’ennui; le génie y serait impossible, le grand art inutile. L’Italie est certainement le pays où l’idéal de Channing a été le moins réalisé : au XVe et au XVIe siècle, païenne, sans morale, livrée à tous les emportemens de la passion et du génie; puis abattue, superstitieuse, sans ressort; dans le présent, sombre, irritée, privée de sagesse. Et pourtant, s’il fallait voir s’abîmer l’Italie avec son passé ou l’Amérique avec son avenir, laquelle laisserait le plus grand vide au cœur de l’humanité ? Qu’est-ce que l’Amérique tout entière auprès d’un rayon de cette gloire infinie dont brille en Italie une ville de