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générales sur le développement de l’espèce humaine ont presque fait oublier cette mesquine philosophie.

Si Channing n’est pas un écrivain, ce n’est pas davantage un savant ou un philosophe. Il manque d’instruction; ses connaissances historiques sont toutes de seconde ou de troisième main. Il n’a pas ce sentiment délicat des nuances qui s’appelle la critique, et sans lequel il n’y a pas d’entente du passé, ni par conséquent d’intelligence étendue des choses humaines. Il est surprenant de voir à quel point les Anglais sont en général dépourvus de ce don d’intuition historique, si richement départi à l’Allemagne, si largement possédé en France par quelques esprits, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une antiquité trop reculée, ni d’un état intellectuel trop différent du nôtre. A l’heure qu’il est, l’histoire s’enseigne encore à Oxford comme elle s’enseignait chez nous du temps de Rollin, moins bien peut-être. Pour certaines parties de l’histoire politique, cette médiocre pénétration peut produire des ouvrages estimables et suffisamment vrais; mais pour l’histoire littéraire, religieuse, philosophique, qui est destinée à devenir de plus en plus la grande histoire, et à rejeter dans l’ombre ce qu’on appelait autrefois de ce nom, il faut une tout autre puissance de divination, et telle est l’importance qu’ont prise de nos jours les recherches de cet ordre, qu’on ne peut plus être penseur ni philosophe sans avoir cette qualité-là. Heureusement on peut fort bien sans cela être un honnête homme. Voilà ce que Channing est par excellence; il l’est à ce degré qui devient presque du génie, et vaut au moins mille fois mieux que le talent. Comme tous les hommes nés pour la pratique de la vertu plutôt que pour la spéculation, il a peu d’idées, et des idées fort simples. Il croit à la révélation, au surnaturel, aux miracles, aux prophètes, à la Bible. Il cherche à prouver la divinité du christianisme par des argumens qui ne diffèrent en rien de ceux de l’ancienne école. Ce puritain, qui marchande si chèrement sa foi, est au fond très crédule en tout ce qui est de l’histoire, faute d’être rompu à cette gymnastique que donne une longue habitude des problèmes de l’esprit humain.

En même temps qu’il manque de critique, Channing manque aussi du sentiment de la haute poésie. Quand on compare cette âme excellente, ce saint de l’Amérique contemporaine, à ceux qui comme lui, dans le passé, ont été possédés du zèle de la gloire de Dieu ou du bien de leurs frères, un sentiment de tristesse et de froid saisit d’abord. Au lieu de la splendide théologie des âges antiques, au lieu de ce grand enivrement d’un François d’Assise, qui parle si puissamment à l’imagination, on se trouve ici en face d’un honnête gentleman, bien posé, bien vêtu; enthousiaste et inspiré à sa manière, mais sans l’auréole du merveilleux; dévoué, mais sans grandeur; noble et