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la faiblesse relative de la Russie comme la meilleure garantie d’une paix prochaine ; mais ce n’est pas là, si je puis m’exprimer ainsi, toute la moralité de la pièce : elle a sans contredit une portée plus haute. Ce qui se passe n’est rien moins que la démonstration, incrustée cette fois dans les faits, des avantages du gouvernement constitutionnel et des inconvéniens du pouvoir absolu. C’est l’empereur Nicolas qui s’est chargé de donner cette leçon au monde.

On a souvent discuté, au point de vue spéculatif, la valeur des diverses formes de gouvernement. Les voilà mises à la plus rude et à la plus décisive des épreuves. Quelle est celle qui, dans les temps difficiles, donne la plus grande somme de forces à une nation et à son gouvernement en face de l’ennemi extérieur ? Évidemment ce n’est pas le despotisme. Voici le pouvoir le plus absolu qui ait jamais, environné de la double autorité du ciel et de la terre, pape et roi, disposant sans contrôle et sans bornes de la vie ainsi que de la fortune de ses sujets, ne se contentant pas de l’obéissance et commandant l’adhésion. Il traîne tout cela au combat comme autant de forces, et il est trouvé trop faible dès le premier choc.

C’est qu’il n’y a pas de gouvernement plus vulnérable que le despotisme. Son tempérament rend les fautes inévitables ; son caractère ne lui permet pas de les avouer ni de les réparer. Toutes les forces dont il dispose, on peut les détacher de lui ; qu’il éprouve un revers, et la désertion va bientôt convertir cet échec en déroute. Quant aux forces dont il ne dispose pas, ce sont celles que rien ne remplace, l’opinion et le crédit. Le despotisme ne peut pas appeler l’opinion à son secours, l’opinion qui commande pourtant les sacrifices, l’opinion qui fait jaillir les écus et les hommes du sol, l’opinion qui gagne les batailles, car l’opinion est son ennemi. Les sources du crédit se ferment devant lui dès que le besoin le presse. Quelle sûreté en effet peut-il offrir aux prêteurs ? Y a-t-il une autre loi que sa volonté dans l’empire ? Si le despote est de bonne foi, il tiendra ses engagemens ; s’il a moins de scrupules que de caprices, qui le rappellera au respect des contrats ? Les gouvernemens sans contrôle deviennent tôt ou tard des gouvernemens sans frein. Le crédit public naît des institutions ; il ne s’attache pas aux personnes.

Dans les termes de comparaison que cette guerre met sous nos yeux, à mesure que l’on s’éloigne du pouvoir absolu, on voit grandir la force et la richesse des gouvernemens. La Russie est au bas de cette échelle, et, je regrette pour mon pays d’avoir à en faire l’aveu, l’Angleterre est incontestablement au sommet.


LEON FAUCHER.

Saint-Sauveur, 16 août 1854.