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mêler aux intérêts de la patrie. Il acceptait si pleinement les dogmes de celle école d’un autre temps, qu’il soutenait la légitimité du suicide. Et ne croyons pas qu’il se fit du suicide la même idée qu’on s’en faisait au XVIIIe siècle. Cette pensée fatale du suicide qui se dresse comme un fantôme de temps en temps ne se revêt pas toujours des mêmes couleurs, au XVIIIe siècle, le suicide n’est pas présenté comme un devoir, mais comme un droit ; c’est en quelque sorte un corollaire de la morale qui était en faveur, la morale de l’intérêt personnel : quand on n’a plus d’intérêt à vivre, on peut se tuer. Ce n’est pas qu’on soit fort préoccupé à cette époque du suicide ; mais si tout le monde en a traité, c’est qu’on voulait être conséquent avec la morale de l’intérêt. Rien de plus égoïste assurément que le suicide, mais il l’est encore plus dans le XVIIIe siècle que dans l’antiquité. Foscolo professait le suicide des anciens, celui du stoïcisme : il regardait le suicide non pas comme un droit, mais comme un devoir. Cette idée est partout sous sa plume, dans son roman de Jacques Ortis comme dans sa correspondance. Il justifie à peine, il prêche plutôt le suicide. Quelle frappante leçon nous donne ici l’histoire ! Toutes les fois que la morale chrétienne se retire de nous et nous abandonne, les aberrations antiques reparaissent. Foscolo a perdu le sens de l’Evangile, il cherche une direction dans les livres des Grecs, ses aïeux ; le voilà aussitôt retombé dans les plus grossières erreurs, erreurs qui datent de deux mille ans et que vous auriez crues à jamais disparues de ce monde ! Comme ses maîtres païens, il ne se croirait pas assez armé contre les épreuves de la fortune, s’il n’était toujours prêt à se donner la mort ; il puise sa force dans la ressource du suicide. Mais son égarement n’est pas encore assez grand : oubliant que les stoïciens eux-mêmes réservaient au sage le privilège du suicide, il propose sa doctrine à ses concitoyens ; il exerce le prosélytisme de la mort ; l’Italie lui paraîtrait sauvée du jour où elle serait déterminée à mourir ; le suicide à ses yeux fait partie du patriotisme ; tout bon citoyen portera un poignard, dont il sera tout prêt à se percer le cœur.

Et pourtant il y a quelque chose de noble dans cette espèce de suicide ; il est le produit d’un faux courage, mais du moins il n’est pas celui de la lâcheté. Le stoïcisme, doctrine orgueilleuse, conserve toujours des droits à notre respect. Malheureusement Foscolo ne fut stoïcien qu’à demi. Jamais homme ne fut plus esclave de sa passion, jamais aussi plus fantasque et plus capricieux ; il dispersait son amour aux quatre vents ; c’était un stoïcien qui aimait toutes les femmes, un disciple d’Epictète portant toujours quelque chaîne, dont il avait honte et qu’il montrait à tout le monde. Ses correspondances amoureuses ont une célébrité incontestable, et nous avouons qu’elles