Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/894

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ces révélations, il fit appeler le plaignant. « Frère, lui dit-il d’une voix émue après un long entretien, retourne chez toi : tout sera examiné. — Que votre majesté me pardonne ! répondit le bourgeois. Donnez l’ordre de m’emprisonner, mais je ne retournerai pas chez moi. L’entretien que je viens d’avoir avec vous ne restera pas secret. On me tuera. — Tu me réponds de cet homme, dit aussitôt l’empereur à Miloradovitch, gouverneur général de Saint-Pétersbourg. — Dans ce cas, répondit Miloradovitch, permettez-moi de le garder dans ma propre maison. » Une instruction commença ; mais pendant le cours de cette procédure Alexandre partit pour les congrès d’Aix-la-Chapelle et de Vérone ; Pestel profita de son absence pour mettre en œuvre les moyens de corruption que d’immenses richesses recueillies dans son gouvernement lui avaient acquis. Le conseil d’état décida que, les actes dénoncés ayant été commis en Sibérie, Pestel lui-même serait chargé de diriger l’enquête qu’ils provoquaient. Grâce aux observations de quelques hauts fonctionnaires, ce fut cependant au sénat que revint l’affaire, et Pestel en fut quitte pour une destitution, tandis que le gouverneur civil de Tobolsk, qui n’avait fait qu’exécuter ses ordres, fut dégradé et condamné à l’exil[1].

À côté de Pestel, faut-il nommer Kaptséviteh, son successeur ? « Homme maladif, au teint bilieux, il établit l’administration sur un pied militaire, fixa un maximum pour le prix des denrées, et laissa les affaires courantes entre les mains des fripons. Dans le cours de l’année 1824, l’empereur se proposa de parcourir la Sibérie. Le gouvernement de Perm est traversé par une route magnifique fréquentée depuis longtemps, et dont l’état de conservation dépend sans doute de la nature du sol. Le gouverneur en fit tracer une toute semblable dans le gouvernement de Tobolsk en quelques mois ; des milliers de terrassiers furent contraints à y travailler au moment du dégel et par un temps effroyable ; on les tirait par troupeaux des villages voisins et même de lieux fort éloignés. Il en périt des milliers ; mais le zèle l’emporta sur tous les obstacles : ce chemin fut terminé. »

De tels faits ne sont point particuliers à une seule région de la Sibérie. « Éloignée de Pétersbourg à ce point qu’on y entend à peine parler de la capitale, la Sibérie orientale est encore plus difficile à

  1. Dix ans plus tard environ éclatait la conspiration qui entraîna la condamnation à mort du fils de Pestel. Dans la dernière entrevue qui eut lieu en présence des gendarmes entre le père et le fils, l’ancien gouverneur accabla le malheureux condamné de reproches et d’injures pour donner une preuve de son dévouement. « Et avec tout cela, où voulais-tu en venir ? dit-il en terminant sa paternelle exhortation. — Ce serait trop long à vous conter, répondit le condamné ; mais j’espérais du moins délivrai la Russie de gouverneurs tels que vous. »