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« Le vent s’était un peu calme, dit M. Hertzen, et le Tatare qui nous conduisait mit la voile dehors ; mais au même instant une bourrasque d’une violence extrême vint nous chasser avec tant de force contre un pieu, que notre barque commença à faire eau. La situation était critique ; heureusement pour nous, le Tatare réussit à faire échouer la barque sur un banc de sable. Une petite embarcation chargée de marchandises passait à quelque distance ; nous la hêlâmes, mais elle continua son chemin. Peu de temps après, un paysan monté avec sa femme dans un petit bateau s’approcha de nous pour savoir ce qui nous était arrivé : « Le beau malheur ! dit-il ; il faut boucher le trou et repartir avec l’aide de Dieu. Que fais-tu là, Tatare ? Vous n’êtes donc bons à rien, vous autres ? » Cela dit, il monta dans la barque. Le Tatare était en effet dans une grande perplexité, et il y avait de quoi. Le gendarme dormait au moment de l’accident. Réveillé subitement par l’eau qui entrait dans la barque, son premier mouvement fut de tomber à grands coups de poings sur le Tatare ; mais celui-ci paraissait beaucoup moins sensible à ces mauvais traitemens qu’à la responsabilité qui pesait sur lui : la barque appartenait à la couronne. « Que vais-je devenir si elle coule ? » criait le malheureux. Pour le consoler, je lui dis que dans ce cas il périrait probablement aussi. « Fort bien, père, me répondit-il ; mais si je ne me noyais pas ? » Pendant ces singulières doléances, le paysan vint à bout de fermer tant bien que mal la voie d’eau au moyen de quelques chiffons et d’une petite planche qu’il assujettit à coups de hache. Ce travail terminé, il entra dans l’eau jusqu’à la ceinture et parvint à remettre la barque à flot. Le courant était d’une rapidité extrême ; un vent mêlé de neige nous glaçait les mains et la figure. Nous voguâmes ainsi pendant quelque temps, et j’apercevais déjà au milieu du brouillard le monument élevé à la mémoire de Jean le Terrible, lorsque le Tatare s’écria tout à coup d’une voix plaintive : « Ça coule ! ça coule ! » Et en effet l’eau entrait de nouveau avec force par l’ouverture que le paysan avait bouchée. Nous étions au milieu du fleuve ; le mouvement de la barque commença à se ralentir, et il y avait à craindre qu’elle ne se remplît en fort peu de temps. Le Tatare ôta son bonnet et se mit à prier. Mon domestique s’écria en pleurant : « Adieu, ma mère, je ne te reverrai plus ! » Le gendarme jurait et répétait entre ses dents qu’arrivé sur le rivage, il donnerait une bonne leçon à tous ces gaillards-là. Quoique je ne fusse pas très rassuré moi-même, je gardais la confiance naturelle à la jeunesse, qui est toujours prête à dire : Quid limeas ! Cœsarem vehis. Cette confiance triompha bientôt des premières impressions qui m’avaient agité à la vue du danger. Je ne me trompais pas ; un quart d’heure après, nous débarquions sous les murs du kremlin de Kasan, mais nous étions trempés jusqu’aux os et nous grelottions de froid. »