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— Pourquoi me demandez-vous des explications ?

— Vous faites semblant de ne pas comprendre ce dont il s’agit.

— Je n’y comprends absolument rien.

— Ils sont tous aussi obstinés les uns que les autres, dit le président. — Le prince haussa les épaules.

« Il y eut un moment de silence. J’en profitai pour m’approcher de la bibliothèque, et j’y aperçus les Mémoires de Saint-Simon. — Quelle injustice ! dis-je en m’adressant au président ; on m’accuse de saint-simonisine, et le prince a vingt volumes de Saint-Simon dans cette armoire !

« Comme l’honorable juge était fort peu lettré, il ne savait que répondre ; mais le prince me lança un regard foudroyant et reprit : — Ne voyez-vous pas que c’est l’ouvrage du duc de Saint-Simon qui écrivait sous le règne de Louis XIV ?

« Le président sourit, me regarda d’un air de dédain et me dit : Vous pouvez vous retirer.

« Au moment où je sortais, je l’entendis demander au prince : — N’est-ce pas lui qui a écrit sur Pierre Ier le morceau que vous m’avez montré ?

— Oui, répondit celui-ci.

— Il a des moyens.

— Tant pis, Le poison entre des mains habiles n’en est que plus dangereux, reprit le grand inquisiteur. C’est un jeune homme incorrigible…

« À ce mot, je compris que je serais immanquablement condamné. » Tout en ne doutant pas du sort qu’on lui réserve, M. Hertzen est néanmoins impatient de le connaître ; mais une cause de retard imprévue vient prolonger sa pénible attente. L’année 1834 devait être marquée par de fâcheuses complications pour la police de Moscou. Des incendies nombreux, évidemment allumés par la malveillance, tenaient depuis quelque temps l’administration en éveil, et la marche du procès des étudians était ralentie par cette triste diversion. La commission d’enquête instituée par le général gouverneur, et devant laquelle M. Hertzen avait comparu, avait déplu à l’empereur, qui en avait nommé une autre. Les membres de ce nouveau comité étaient le général Stahl, commandant de la place de Moscou, un autre prince Galitsine, envoyé ad hoc de Saint-Pétersbourg, le général de police, le colonel de gendarmerie Choubenski et l’auditeur Oranski, lequel avait été attaché au premier comité. Malgré le changement ordonné par l’empereur, la procédure ne marchait guère plus vite, et M. Hertzen, voyant affluer dans sa prison de nombreux prévenus arrêtés comme incendiaires, détourna un moment son attention de ses propres souffrances pour observer les procédés expéditifs de la justice russe vis-à-vis de ces malheureux.