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REVUE DES DEUX MONDES.

« En moins d’une demi-heure, toute l’étendue de l’horizon qui se développait devant nous n’était plus qu’une seule nappe de fumée, rougeâtre à sa base et d’un gris de plus en plus sombre à mesure qu’elle s’éloignait du sol ; tout le village de Lefortova fut réduit en cendres. À partir de ce jour, des incendies se succédèrent à Moscou durant cinq mois entiers presque sans interruption. J’étais encore à contempler cet affreux spectacle, lorsque V… arriva ; il était de très bonne humeur et m’accabla de prévenances. À peine était-il entré, qu’il se mit à me donner des détails sur l’incendie ; il l’avait vu de près en passant et me dit qu’on l’attribuait à la malveillance. — C’est un tour à la Pougatchef, ajouta-t-il en riant. Vous allez voir que nous n’y échapperons pas ; on va nous empaler.

— Avant qu’on nous empale, j’ai bien peur qu’on ne nous enchaîne. Ne savez-vous pas que N… a été arrêté cette nuit par la police ?

— Arrêté ? que me dites-vous là !

— C’est pour cela que je suis venu vous trouver : il faut absolument que vous tentiez quelques démarches en sa faveur ; allez voir le prince, sachez pourquoi on l’a arrêté ; je voudrais bien obtenir l’autorisation de le voir.

« Ne recevant point de réponse, je me retournai ; mais V… avait disparu, me laissant avec son frère aîné, qui, tout en m’écoutant, poussait des soupirs et paraissait en proie aux plus vives alarmes.

— Qu’avez-vous donc ?

— Je vous avais bien dit, je vous avais toujours dit que cela vous conduirait là. Oui, oui, il fallait s’y attendre. Je vous demande un peu, moi qui suis parfaitement innocent ; il se peut qu’on me coffre aussi. C’est pousser la plaisanterie un peu trop loin ; je sais à quoi m’en tenir sur les casemates.

— Irez-vous voir le prince ?

— Et pourquoi faire, s’il vous plaît ? Voulez-vous m’en croire ? eh bien ! ne dites pas un mot de N… ; vivez le plus tranquillement possible, sans quoi vous vous en trouverez mal. Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez ; je vous le répète, ne vous mettez pas en vue. Vous aurez beau faire, toutes vos démarches ne seront d’aucune utilité pour N…, et vous serez compromis. N’oubliez pas que nous vivons sous un régime qui n’offre aucune garantie ; point de lois, point de moyens de défense. Avons-nous des avocats, des juges ?

« Je n’étais nullement disposé à écouter en ce moment les propos de mon interlocuteur ; je pris mon chapeau et je partis. »

Une autre démarche tentée par M. Hertzen en faveur de N… auprès du général Orlof ne réussit guère mieux. Il avait reçu du général une invitation à dîner ; il s’y rendit avec l’espoir d’obtenir son concours auprès de quelque personnage influent Le général Michel Orlof avait été l’un des fondateurs de la fameuse Union du bien public.