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directement ni indirectement, dont il n’a jamais entendu la parole, dont il ne connaît pas les travaux, et je ne fais pas ici allusion aux portraits physiognomoniques tracés d’après les données de Lavater, je veux parler des portraits qui ont la prétention de reposer sur l’étude, sur l’intelligence approfondie des personnages. Je ne m’arrêterai pas à relever tous les bouleversemens de chronologie que s’est permis M. de Lamartine en esquissant l’histoire littéraire de la restauration, où il figure pourtant comme un des acteurs les plus importans, et qu’il devrait connaître ; ce sont là péchés véniels que la critique dédaigne à bon droit de signaler. Je ne chercherai pas à deviner comment M. de Lamartine, déjà parvenu aux dernières limites de l’adolescence quand les Bourbons rentrèrent en France, a pu confondre dans sa mémoire des souvenirs qui devaient rester si précis. Je me contenterai de choisir deux figures d’une importance inégale sans doute aux yeux de la philosophie, mais qui dans l’histoire semblent placées comme deux adversaires : Joseph de Maistre et Royer-Collard.

M. de Lamartine ne craint pas de comparer Joseph de Maistre à Montaigne. J’ai beau m’évertuer, je ne réussis pas à deviner la mystérieuse parenté de ces deux esprits ; je défie hardiment l’Œdipe le plus pénétrant d’établir entre Montaigne et Joseph de Maistre une relation quelconque. Que signifient en effet les Essais de Montaigne ? Pour tout homme de bon sens, ils expriment le scepticisme absolu, universel, appliqué à tous les ordres de faits, à tous les ordres d’idées, aux croyances religieuses comme aux institutions politiques. Que signifient les Soirées de Saint-Pétersbourg, le livre du Pape, les Considérations sur la France, sinon la légitimité absolue du gouvernement théocratique, l’insuffisance et l’incapacité de toutes les autres formes de gouvernement, la folie, le péril, ou plutôt le néant du libre arbitre, la nécessité d’humilier la raison et la philosophie devant l’autorité sacerdotale ? À moins de fermer les yeux à l’évidence, à moins de protester contre la lumière, il faut bien reconnaître que Montaigne et Joseph de Maistre ne signifient pas autre chose. Et pourtant M. de Lamartine n’hésite pas à les comparer l’un à l’autre ! Pour lui, Joseph de Maistre n’est qu’un Montaigne rustique. Quelle que soit ma sympathie pour le génie poétique, quelle que soit mon indulgence pour ses caprices, il m’est impossible d’accepter une telle comparaison. Rustique ou non, Joseph de Maistre n’a rien à démêler avec Montaigne. Tant que le doute et l’affirmation ne seront pas une seule et même chose, tant que le libre développement de la raison se distinguera de l’autorité théocratique, cette comparaison inattendue sera considérée par tous les hommes de bon