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la vie humaine à un concert de voix diverses qui s’élèvent en même temps. Au milieu de ces bruits confus qui l’assaillent de toutes parts, l’âme n’entend plus cette voix divine qui retentit au fond de son être. Il lui faut résister au charme qui l’entraîne et fermer quelquefois l’oreille aux sonorités du monde extérieur, pour écouter le chant che nell’ anima risuona. C’est ce chant de l’âme que Lorenzo venait d’entendre à travers l’enivrement où il était plongé depuis le matin.

Descendus dans la gondole qui les attendait au bas du petit escalier de San-Stefano, Lorenzo et la Vicentina s’acheminèrent lentement vers Venise. Le temps était magnifique, la lune éclatante, et sur la mer endormie on voyait errer ça et là des barques nombreuses qui se rapprochaient, s’éloignaient les unes des autres et se lutinaient comme des hirondelles qui rasent les flots et se poursuivent de leurs gazouillemens joyeux. C’étaient des éclats de rire, des addio et des felice notte à n’en plus finir. Les gondoliers se provoquaient, s’appelaient de leur nom patronymique et se renvoyaient des lazzi où respiraient l’insouciance et la gaieté bénigne de ce peuple charmant.

Guardo sta furbetta, dit Giuseppe, l’un des deux gondoliers de la Vicentina, — regarde cette petite fourbe de lune, comme elle nous fait de l’œil, come ci fa l’occhietto ! — Ne t’y fie pas, compare, car elle est presque aussi trompeuse que la mer, che il mare infido. — Oh ! on n’en conte pas à Giuseppe Fieramosca, répliqua le premier interlocuteur en riant. — Taci bricone, tais-toi donc, répondit Antonio d’une voix discrète, tu vas réveiller nos deux jeunes gens, qui dorment, je crois, comme deux oiseaux dans leur nid. — Che bella vita ! répondit le premier d’une voix encore plus basse, et qu’ils sont heureux, per bacco ! de pouvoir lire sans lunettes dans le livre d’amour. — Et loi, birbante, répliqua Antonio en se penchant sur la rame avec un air de mystère, est-ce que tu as besoin d’un cannocchiale ou lunette d’approche pour observer les deux beaux yeux de ta blondine que je t’ai vu cocolare ce matin, comme si tu avais dû l’embarquer pour le pays du gingembre et de la cannelle !

Ces saillies innocentes d’un peuple d’improvisateurs qui jouait au naturel cette comedia dell’arte que les Italiens ont colportée dans toute l’Europe, et dont notre ancien théâtre de la foire n’est qu’une pâle imitation, n’empêchaient pas des conversazioni et des monologues d’un ordre plus élevé. — Che cita beata ! disait-on plus loin, et que Venise est heureuse de posséder un ciel aussi pur ! C’est ici qu’est il paradiso, et nous n’avons que faire de l’aller chercher dans l’autre monde. — Est-ce qu’il y a un autre monde que celui où nous avons le plaisir de vivre ? est-ce que le bon Dieu a pu créer quelque chose de plus beau que nos lagunes ?