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Je le laisse dire et n’ai garde de perdre mon temps et ma peine à écouter ses dissertations à perte de vue sur des nuances d’impression que les anges peuvent seuls apprécier. Moi, je chante avec mon cœur et ne vais pas demander à saint Augustin la permission de lancer un’ occhiata ou une volatine qui plaisent au public que je veux charmer. Pacchiarotti et Zamaria sont vieux, et nous sommes jeunes ; ils ont les soucis et l’expérience de leur âge, ayons les caprices, l’imprévu et l’espérance du notre. Viens, partons ensemble, cher Lorenzo, soyons heureux avant d’être sages, et nous pourrons chanter un jour avec Lamberti, ce poète de l’amour et des joies faciles :

Dov’ è quei di beati
Che una merendin hastava
Che ambrosia et deventava
Solo da tè tocà ?

Ne ranghi, ne tesori
Te dava allora el cielo
Ma et fresco, el bon, el bello
E un cuor inzncherà[1].

En distillant ces jolis petits vers du bout des lèvres comme un rayon de miel, la Vicentina rapprocha sa bouche de celle de Lorenzo, et leur âme se fondit dans un long baiser harmonieux. Pendant ce court instant d’ivresse, le masque reparut à la fenêtre du cabinet voisin, comme s’il eût été inquiet du silence qui avait succédé au dialogue qu’on vient de lire. Il regarda les deux amans, et s’évanouit à un mouvement que fit Lorenzo pour se dégager des étreintes de la prima donna.

Cependant la journée s’avançait, et le soleil pâlissant avertit la Vicentina qu’il était trop tard pour aller dîner à Venise. — Finissons cette fête improvisée par l’amour, dit-elle à son ami, en prenant un léger repas qui nous permettra d’attendre les ombres propices du soir. Trempons encore une fois nos lèvres dans ce vin généreux à qui je dois le premier instant de bonheur que j’aie goûté dans ma vie. Toi qui es savant, continua-t-elle en appuyant ses bras sur les épaules de Lorenzo, dis-moi donc si ce vin exquis n’est pas la liqueur consacrée à Vénus ? Je ne sais plus où j’ai lu que l’île de Chypre avait appartenu autrefois à la blonde fille de Jupiter, qui ne l’a cédée aux Vénitiens qu’à la condition d’être toujours dévoués à son culte charmant. Voilà pourquoi, assure-t-on, elle est si souvent chantée par nos poètes et nos musiciens ; voilà pourquoi il n’y a pas un peintre de Venise qui n’ait reproduit plusieurs fois sur la toile le type radieux de la mère des plaisirs.

  1. « Où sont ces jours heureux où nous goûtions ensemble un repas modeste qui, partagé avec toi, devenait une ambroisie ? Tu ne possédais alors ni rang ni richesses, mais de la jeunesse, de la beauté et un cœur aimant. »