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— Je veux bien croire, répondit Lorenzo avec plus de malice qu’il ne pensait, que Zustiniani n’a pas la prétention de l’épouser, et qu’il est assez raisonnable pour ne pas exiger l’impossible ; mais enfin tu lui dois beaucoup, et, n’eût-il que le droit de surveiller ta conduite comme cantatrice, il serait vraisemblablement peu édifié de nous savoir seuls et soletti dans ce camerino, d’où nous voyons comme d’une loge de théâtre poindre à l’horizon le campanile de Saint-Marc qui nous regarde comme un curieux qu’il est.

La prima donna ouvrit de grands yeux étonnés à cette repartie ; toute bonne comédienne qu’elle pouvait être, elle ne s’était pas attendue à une métamorphose aussi prompte de la part d’un jeune homme dont elle venait, pour ainsi dire, de délier la langue. Dissimulant la peine que lui faisaient les paroles de Lorenzo, pour qui elle aurait voulu être aussi pure maintenant que Vénus sortant de la mer, car il n’y a pas de femme, quelque déchue qu’elle soit, qui ne désire capter l’estime de celui qui possède ses faveurs du moment, et qui ne s’efforce au moins de jeter un voile sur un passé douloureux.

— Si vous connaissiez ma vie, lui dit-elle avec une émotion concentrée, vous seriez plus indulgent pour une pauvre fille qui, dès l’âge de six ans, a dû mendier son pain sur les grandes routes en chantant des chansons. Je n’ai pas été élevée par une fée bienfaisante comme la Ballerina, ni sur les genoux d’une mère jalouse de mes douleurs. Ainsi qu’un oiseau, il m’a fallu quitter le nid ayant à peine des ailes pour chercher ma pâture dans les champs du bon Dieu. Que j’ai souffert et combien j’ai pleuré intérieurement pendant que sur mes lèvres endolories errait un sourire trompeur ! Il me fallait bien simuler la joie et l’insouciance qui n’étaient pas dans mon âme, pour attirer les regards du monde, qui ne s’intéresse guère qu’à ceux qui paraissent heureux. C’est ainsi qu’à travers mille vicissitudes je suis arrivée à Venise, où j’ai trouvé dans Zustiniani un protecteur généreux. Je ne veux pas me faire meilleure qu’une autre, ajouta-t-elle d’une voix moins émue, en me donnant à vos yeux pour une victime sans tache de la destinée. Si j’ai failli, c’est que des péagers cruels ont prélevé sur mon innocence un droit que je ne pouvais acquitter autrement. Hélas ! j’ai bien expié ces fautes involontaires, puisque mon cœur n’a jamais connu l’amour !

Lorenzo fut touché du simple récit de la Vicentina, qui est, à peu de chose près, l’histoire de la plupart de ces pauvres reines de théâtre que les froids moralistes jugent avec tant de rigueur. N’ayant aucune expérience de. la vie et des cruelles nécessités qu’elle impose, c’était bien plus la vanité de paraître au-dessus de la nouvelle position qui lui était faite que l’intention de mortifier la charmante prima donna qui lui avait arraché les paroles blessantes que nous venons de rapporter.