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ce caractère encore indécis, où l’imagination et la sensibilité s’alliaient à des velléités précoces d’indépendance, un mot suffisait pour éveiller l’ambition de paraître moins timide et moins soumis qu’il ne l’était en effet. Cependant le nom de Beata, prononcé par la Vicentina dans une pareille situation, souleva dans le cœur de Lorenzo un trouble d’une nature différente. Une voix secrète lui disait que, pour mériter l’estime de la femme qu’il adorait, il ne prenait pas un bon chemin. Il comprenait vaguement qu’en se laissant aller à des relations si fragiles, il profanait le noble sentiment qui était à ses propres yeux le seul titre qu’il eût à l’amour de Beata. Pendant ce combat intérieur, le front de Lorenzo se couvrit de légers soucis dont la Vicentina devina promplement la cause. Experte comme elle l’était dans les artifices de la séduction, elle se garda bien de faire des questions importunes. Se penchant vers lui en souriant et sans proférer un mot, elle se mit à murmurer tout bas à son oreille une canzonetta dont les paroles exprimaient indirectement ce qu’elle ne voulait pas lui dire dans un langage plus familier :

Coi pensieri malincolici
Non ti star a tormentar ;
Vien con mi, montemo in gondola,
Ce n’andremo in mezzo al mar.

Passeremo i porti e l’isole
Che contorna la città
E sul mare senza nuvole
La luna nasecrà[1].

La voix de la Vicentina, tempérée par une émotion qui pouvait être sincère, exhalait lentement la mélodie suave qui servait de véhicule aux vers que nous venons de citer, et qui n’étaient que le commencement d’une longue litanie au plaisir. Formée de larges notes que reliait ensemble un rhythme flottant qui suivait le balancement de la gondole, la canzonetta exprimait admirablement cette volupté sereine mêlée d’un léger nuage de mélancolie, qui forme le caractère de l’art et de la poésie de Venise. Enlacé presque dans les bras de la jeune et belle prima donna, bercé par les molles cadences de la gondole qui effleurait les vagues comme un cygne amoureux, enivré par les sourds tressaillement ; de cette voix dont les vibrations sonores s’évaporaient et lui revenaient amorties comme un chant de sirènes s’égayant dans les profondeurs de la mer, Lorenzo s’oublia dans un rêve prestigieux, et la divine image de Beata se voila dans son cœur. Ce n’était plus l’humble fils de Catarina Sarti, écoutant d’une oreille

  1. « Ne te laisse pas tourmenter ainsi par des idées mélancoliques ; viens avec moi dans ma gondole, nous irons nous promener au loin dans la mer ! Nous laisserons derrière nous les ports et les îles qui entourent la ville, et la, sous un ciel sans nuages, la lune nous sourira. »